Écrire à partir de « Nos Vies » de Marie-Hélène Lafon

Cette semaine, Alain André vous propose d’écrire à partir du roman de Marie-Hélène Lafon, Nos Vies (Buchet-Chastel, 2017),  qu’Aleph-Écriture recevra pour une masterclass consacrée à l’art de la nouvelle le 10 février.

Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi) jusqu’au 30 janvier à l’adresse suivante : atelierouvert@inventoire.com

Petite précision: merci de nous envoyer vos textes sous format word (ou .odt) en times 12, interligne 1,5… et n’oubliez pas d’indiquer en haut de page votre nom (ou votre nom d’auteur) et le titre de votre texte ! Nous répondons à tous les envois, alors à très bientôt !

Extrait

Elle s’appelle Gordana. Elle est blonde. Blonde âcre, à force de vouloir, les cheveux rêches. Entre les racines noires des cheveux teints, la peau est blanche, pâle, elle luit, et le regard se détourne du crâne de Gordana, comme s’il avait surpris et arraché d’elle, à son insu, une part très intime. Sa bouche est fermée sur ses dents. Elle s’obstine, le buste court et têtu, très légèrement incliné, sa tête menue dans l’axe. On devine des dents puissantes, massives, embusquées derrière les lèvres minces et roses. Le sourire de Gordana éclaterait comme un pétard de 14 Juillet. On ne la voit pas sourire. On imagine. On reste au bord de ce que doit être ailleurs, dans une autre vie, le sourire dégoupillé de Gordana. Et son rire. Un rire de gorge, grave, rauque, presque catastrophique. Un rire acrobatique et très sexuel. Le cou de Gordana est long, crémeux, solide, charnu. Ce cou habité de forces impérieuses la plante dans la vie comme un arbre en terre. Les pulls sommaires de Gordana, encolure ronde ou en V, dégagent son cou, pièce maîtresse d’un corps qui ne manque pas d’atouts canoniques. Les cuisses sont longues, minces, galbées, d’un jet dru. Elles reposent à plat, moulées dans le jean, posées l’une à côté de l’autre, en immuable oblation. Gordana ne croise pas les jambes, la position deviendrait intenable. Elle se tient droite, la blouse, courte rouge gansée de blanc, ouverte sur ses cuisses efficaces. Et que dire des seins. La blouse fermée n’y suffirait pas. Ils abondent. Ils échappent à l’entendement ; ni chastes ni turgescents ; on ne saurait ni les qualifier, ni les contenir, ni les résumer. Les seins de Gordana ne pardonnent pas, ils dépassent la mesure, franchissent les limites, ne nous épargnent pas, ne nous épargnent rien, ne ménagent personne, heurtent les sensibilités des spectateurs, sèment la zizanie, n’ont aucun respect ni aucune éducation. Ils ne souffrent ni dissidence ni résistance. Ils vous ôtent toute contenance. On se tient devant eux, on voudrait penser aux produits, faire les gestes dans l’ordre, sortir déposer ranger, vider remplir, la carte le code. On s’efforce on se rassemble on s’applique, tous, plus ou moins, femmes et hommes, vieux et jeunes et moyenâgés ; mais ça traverse, ça suinte, c’est organique. C’est une lueur tenace et nacrée qui sourdrait à travers les tissus, émanerait, envers et contre tout, de cette chair inouïe, inimaginable et parfaitement tiède, opalescente et suave, dense et moelleuse. On aimerait se recueillir, on fermerait les yeux, on joindrait les mains, on déviderait des litanies éperdues, on humerait des saveurs, des goûts, des grains, des consistances, des fragrances ténues ou lancinantes. On y perdrait son latin et le sens commun. Les seins de Gordana jaillissent, considérables et sûrs, dardés. C’est un dur giron de femme jeune et cuirassée.

Crédits photos: Next / Libération

 

Proposition d’écriture

Voilà. On a donc un personnage, Gordana. Il ne s’agit pas d’un roi ou d’un notable, mais d’une caissière de supermarché. Née de la ville : de nos modestes migrations quotidiennes, qui nous conduisent au cinéma, au supermarché, à la station service, à la halte garderie, au spectacle, à la maison de retraite ou au bistrot.

Cette ouverture de roman est un portrait. Le roman est du reste dédié à un peintre, Jacques Truphémus, décédé en 2017 à l’âge de 94 ans, et qui peignait des portraits justement, ainsi que des natures mortes et des paysages. L’écrivain Louis Calaferte en dit ceci, à quoi il faudrait penser en relisant le portrait de Gordana : qu’il est « un poète-peintre, qu’il peint des sons, qu’il nous murmure une confidence qui est lui-même, que sa peinture a une voix qu’on ne peut pas ne pas entendre, justement parce qu’elle est discrète, prenante, insidieuse, qu’elle ne va pas crier sur la place publique, qu’elle ne désire s’approprier que les âmes ». Que les âmes : tout, autrement dit…

C’est ce que Marie-Hélène Lafon cherche à faire. Sa narratrice ou « regardeuse » a une voix qu’on ne peut pas ne pas entendre, prenante, cherchant à s’approprier une âme à sa manière. Elle regarde Gordana et, du même mouvement, comme nous le faisons tous, se raconte une histoire : l’histoire de Gordana, sa vie, ses secrets, son avenir même. Nous sommes tous et toutes des cartomanciens de Franprix.

Dès la première page, le lecteur est saisi dans l’effet Gordana : organique, charnel (« blonde âcre », « et que dire des seins »). Mais aussi dans le retentissement de cet effet : « ça traverse, ça suinte, c’est organique » ;  et dans l’invention du personnage, avec ce glissement quasi immédiat de l’observation à la fiction : « On devine… Le sourire de Gordana éclaterait comme un pétard de 14 Juillet… On ne la voit pas… On imagine. On reste au bord… »

La fiction ne s’en tient pas aux faits, elle échafaude des hypothèses : « On ne sait pas où Gordana fut petite fille. Je suppose à la fin des années quatre-vingt, l’est de l’Est, et les ultimes convulsions de républiques très moribondes (…) On suppute des faubourgs sommaires » (…) Gordana aurait eu quatre ou cinq ans, des nattes maigres nouées de rubans verts, les jambes déjà longues, un air de guingois »).

Le principe est simple, et parfaitement énoncé dès la page 16 : « J’ai l’œil, je n’oublie à peu près rien, ce que j’ai oublié, je l’invente. »

Et si vous repensiez à vos déplacements de ces derniers jours, aux courses, aux rendez-vous… En vous livrant à ces activités ordinaires, vous avez croisé des gens, pour la plupart vous les avez oubliés. Mais sans doute y a-t-il au moins une personne qui vous a arrêté, saisi. Faites confiance à votre souvenir involontaire. Peu importe que la raison de votre arrêt — comme on le dit d’un chien à l’arrêt — convoque l’attirance ou le dégoût, le désir ou la haine : c’est l’écriture qui mènera l’enquête.

Tentez le portrait en situation de cette personne. Commencez par ce qui vous a arrêté. Faites-nous ressentir ce que vous avez ressenti. Cherchez ce qui est central. Dans tel portrait des Caractères de La Bruyère, c’est l’épithète qui va résumer le portrait : « goinfre », par exemple. Dans tel autre de Pascal Lainé, c’est la ressemblance sidérante avec un fruit, comme il en va pour la jeune fille nommée Pomme dans La Dentellière ; ou un objet, comme le chapeau-melon de Sabina, dans L’Insoutenable légèreté de l’être, qui revient au moins vingt-cinq fois dans le roman.  Et vous, avec cette personne-là ?

Une seule contrainte : on sait que quelqu’un regarde intensément votre personnage. Et une suggestion : entrez dans les pensées de ce « regardeur » ou de cette « regardeuse » : dans ses hypothèses, sur la vie du personnage. Énoncez-les. Utilisez-peut-être, comme la regardeuse de Marie-Hélène Lafon le fait, le conditionnel. Racontez-nous, en somme, l’histoire que votre personnage vous raconte — en une page, bien sûr.

Lecture

On ne présente plus Marie-Hélène Lafon. Rencontres, master-classes, comme le 10 février 2018 à Paris, elle est en outre l’une des intervenantes préférées des participants des ateliers d’Aleph-Écriture.

Née à Aurillac dans le Cantal, d’une famille de paysans, en 1962, grandie à la campagne sur les bords de la Santoire, passée par un pensionnat religieux à Saint-Flour, puis étudiante à la Sorbonne, professeur de grammaire agrégé, elle a été récompensée par le Prix Renaudot des lycéens dès son premier roman paru en 2001 et intitulé Le soir du chien. Suivent une douzaine de romans, récits et recueils de nouvelles, publiés chez Buchet-Chastel : Sur la photo (2003), Mo (2005), Organes (nouvelles, 2006), Les Derniers Indiens (2008), L’Annonce (2009), Les Pays (2012), Album (2012), Joseph (2014), Histoires (2015), et donc Nos vies (2017). Suivent autant de prix  littéraires importants, dont le Fémina 2009 pour L’Annonce, le Prix du style 2012 pour Les Pays et le Prix Goncourt de la nouvelle 2016 pour Histoires —en attendant les suivants.

Quelques textes sont parus chez d’autres éditeurs : La Maison Santoire (Bleu autour, 2008), Traversée, autre nouvelle publiée par les Éditions Créaphis (2013), ou… Gordana, une nouvelle illustrée parue aux Éditions du Chemin de fer (2012). Il faut ajouter Chantiers, une belle réflexion sur son travail d’écrivain, parue aux Éditions des Busclats en 2015.

Si Annie Ernaux voulait « venger sa race », celle des Normands d’origine populaire, Marie-Hélène Lafon « venge » pour sa part la plus grande des tribus disparues de France, celle des paysans, qui comptait tout de même 90% de la population française au moment de la Révolution.

Reste que Nos vies est un texte  urbain. Il est né au moment, en 2012, où Marie-Hélène Lafon a publié aux Éditions du chemin de fer une nouvelle précisément intitulée Gordana. Elle sentait, explique-t-elle, que dans le trio qui surgissait avec cette nouvelle, un homme (autre client du même Franprix) et deux femmes (Gordana et la regardeuse), il y avait un nœud narratif possible pour un roman, à condition de laisser le temps mûrir ce germe qu’était la nouvelle. Elle y a travaillé plus que jamais le rythme, une tension de la phrase spécifiquement dévolue au monde urbain : c’est-à-dire à la promiscuité, à la minéralité, à la trépidence, à l’intrication des solitudes. C’est dorénavant la regardeuse qui est au centre du terrain. Le livre tisse plusieurs histoires. Il s’agit des vies qu’on s’invente et qu’on invente aux autres, au fil de nos journées, d’où le titre…

Pour ma part, j’ai été sensible en outre à la manière de l’auteure. Le portrait initial, formidable, préfigure un traitement très particulier des pensées de la narratrice, lequel nous renvoie au travail antérieur des maîtres du flux de conscience, comme Virginia Woolf ou, plus récemment, Nathalie Sarraute. Nos Vies prolonge, de façon neuve, ces narrations de la vie intérieure, dont Belinda Canonne  observe qu’elles se sont imposées alors même que commençait à s’éteindre l’idée « réaliste » : l’idée que les artistes pouvaient représenter le monde comme un tout cohérent, objectivé (Narrations de la vie intérieure, P.U.F., 2001). Dans ce règne de la subjectivité, Marie-Hélène Lafon occupe désormais une place singulière et précise. Elle creuse un sillon particulier, ensemencé par sa science durement acquise des codes sociaux : le fait que nous ne cessons de nous raconter des histoires, même et peut-être surtout lorsque nous rencontrons « d’autres vies que les nôtres ». Elle démontre à quel point  cette activité constitue une authentique source d’énergie pour l’écriture. En cela, son travail peut constituer, pour quiconque écrit, un point d’appui considérable.

A.A.

Alain André est l’auteur de romans, de fictions brèves et d’essais consacrés à l’écriture et aux ateliers. Il a pris l’initiative de créer Aleph-Écriture en 1985 et vit désormais à La Rochelle. Il y conduit divers ateliers d’écriture, notamment des ateliers ouverts, les modules de la « Formation générale à l’écriture littéraire » et un cycle consacré au genre romanesque. Son dernier essai consacré à l’écriture (Devenir écrivain, Leduc.s, 2007) est réédité en février 2018, augmenté d’un dossier de Nathalie Hegron consacré à l’autoédition numérique.

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