Ecrire à partir de Manuel d’exil de Velibor Čolić

Cette semaine, Alain André vous propose d’écrire à partir du dernier roman de Velibor Čolić, Manuel d’exil. Comment réussir son exil en trente-cinq leçons (Gallimard, 2016). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi) jusqu’au 10 décembre à atelierouvert@inventoire.com

avt_velibor-colic_8013Extrait

« Comment faire ses courses »

— Tu sors dans la rue piétonne, la rue principale, la rue la plus fréquentée et tu attends que la première grosse mama africaine arrive. Ensuite, tu te faufiles derrière elle, discrètement, telle une ombre. Là où elle fait ses courses, c’est garanti moins cher en ville. »

« Comment et pourquoi il faut toujours passer par la Pologne »

— Dans tes déplacements en Europe tu tombes toujours sur une frontière. C’est ainsi, rien à faire. Rien que dans notre pays la Yougoslavie, on a aujourd’hui au moins cinq voire six États. Ma géographie personnelle m’a appris que le plus beau voyage commence là où les douaniers sont corrompus. À éviter donc : l’Allemagne, la France et l’Autriche, à conseiller : la Pologne, la Hongrie, la Bulgarie et tous nos pays ex-yougoslaves. À éviter donc : l’Allemagne, la France et l’Autriche, à conseiller la Pologne, la Hongrie, la Bulgarie et tous nos pays ex-yougoslaves. C’est pourquoi, où que j’aille — Italie, Belgique, Suède, France —, je passe systématiquement par la Pologne. »

Suggestion

Un dossier du Matricule des Anges, sans doute LA revue à lire aujourd’hui si vous avez envie de suivre les parutions littéraires, m’a mis sur la piste de Velibor Čolić et de son dernier roman : Manuel d’exil. 35 leçons pour réussir votre exil, Gallimard, 2016. J’ai apprivoisé, grâce au navigateur de symboles de mon ordinateur, les petits signes diacritiques du serbo-croate qui couronnent ou accentuent la première et la dernière lettre de son patronyme, ça y est, et ça en valait la peine car son roman, lyrique, est en outre chargé d’un humour tout à fait poignant. Par exemple, alors qu’il a atteint le poids critique de 127 kilos (tout de même) : « Je renonce à boire et à manger copieusement, et en quatorze jours, je perds deux semaines ». Cet humour est aussi celui de ses compagnons d’infortune, comme Mihaly : « Un mec rentre dans un bar, raconte Mihaly, il dit : « Je voudrais un chwirz-der-kil-maskicht-meurk à la menthe ? Et le barman : « Un chwirz-der-kil-maskicht-meurk à la quoi ? » Ou Pavel : « Quelles sont les quatre pires catastrophes de l’agriculture russe ? me demande-t-il pendant nos pauses-café : l’été, l’automne, l’hiver et le printemps. »

Mehmet Baïrami, ex-Yougoslave lui aussi, et Tsigane, « fort, noir comme le charbon », en donne des exemples plus consistants, comme les deux leçons d’exil ci-dessus. Et bien d’autres, comme : « Comment entrer dans le métro sans payer », « Comment faire peur à une grand-mère blanche », « Comment recevoir de l’aide sociale en Allemagne », « Comment voler un blouson en cuir noir dans un grand magasin », « Comment mener une bagarre », « Comment fabriquer de la fausse monnaie et combien ça coûte en vérité un billet de cent francs », « Comment vendre les pilules roses et bleues », « Comment et pourquoi ne jamais tomber malade », « Comment et pourquoi il faut avoir au minimum deux passeports ».

En Italie, où j’ai emporté le livre, il m’a littéralement fait rêver. Je me suis retrouvé, vers cinq ou six heures du matin, en train d’écrire un mode d’emploi et de faire des listes des autres modes d’emploi que pouvait m’inspirer le séjour que j’étais en train de faire. Je me souvenais d’autres textes fondés sur le détournement littéraire de modes d’emploi, comme les « étranges instructions » de Julio Cortazar, dans Cronopes et fameux (1962 et Gallimard, 1977), ou les jolies nouvelles de Lorrie Moore, dans Des histoires pour rien (1985 et Rivages, poche, 1988). J’allais dans la salle de bains lire ce qu’on ne lit jamais, comme le mode d’emploi d’un sérum physiologique destiné à ma fille de 8 ans.

Je voudrais donc vous proposer de commencer par dresser une courte liste de quelques modes d’emploi improbables. Seulement les titres. Ensuite, bien sûr, vous en choisissez un, et vous écrivez le mode d’emploi qu’il vous suggère. Adressez-vous au consommateur, pardon au lecteur. Plutôt à l’impératif qu’à l’infinitif. Mettez le le ton, s’il vous plaît : soyez ironique, humoristique, cruel ou léger, à vous de voir, selon le thème et l’humeur du jour.

Et envoyez-nous au moins un épisode du mode d’emploi dont vous avez déjà, c’est toujours ça, le titre. Trouvez un dénouement : un désastre, une ellipse, une fin en demi-teinte, tout est possible, pourvu que le lecteur sourie…

a18671Lecture

En français, Čolić a publié deux recueils de récits courts : Les Bosniaques, chez Galilée (1993), et Chronique des oubliés, au Serpent à plumes 1996), qui fait paraître par la suite trois romans, La Vie fantasmagoriquement brève et étrange d’Amedeo Modigliani (1995), Mother Funker (2001) et Perdido (2005). Gaïa prend la relève avec Archanges (2008) puis Jésus et Tito (2010), avant Gallimard, qui fait paraître Sarajevo omnibus (2012), Ederlezi (2014) et Manuel d’exil (2016).

L’auteur, Velibor Čolić lui-même, est un géant, ce qu’il est, 1 m 95 et 107 kilos, pour être précis. Croate d’origine, il vivait en Bosnie et se sentait « yougoslave ». On ne parle plus guère de la Yougoslavie, cet état créé en 1918, intégré malgré ses turbulences à l’Empire soviétique jusqu’à la mort de Tito en 1980, et dont l’explosion en 1992 provoque des guerres terribles qui se déroulent dans la quasi-indifférence sur un territoire européen.

Velibor considère qu’il a vécu la montée des nationalismes, ce mal européen venu d’un passé qui ne passe pas. Il a publié son premier roman en serbo-croate à l’âge de 21 ans. Il s’inspirait d’un reportage vu à la télé sur un octogénaire yougoslave, et précisément bosniaque, parti se pendre dans un cimetière de Barcelone, parmi des Républicains, morts durant la guerre civile espagnole et qui avaient été ses compagnons. C’était très gai, le livre fut un succès. Le suivant un fiasco. Le troisième a brûlé avec l’éditeur à Sarajévo. Il s’appelait Les Bosniaques, que Čolić réutilisera au moment de publier son premier roman en français, pour un manuscrit différent.

En Bosnie, vers 25 ans, il était journaliste à Sarajevo. Il a été viré le lendemain des élections gagnées par les nationalistes bosniaques. En arrivant à son travail, un type armé a consulté une liste sur laquelle son nom était souligné en rouge parmi pas mal d’autres et lui a dit : « Tu passes de la musique de nègres et de pédés anglo-saxons, on n’a plus besoin de ça ». Il est reparti chez lui, dans une petite ville de Bosnie, Odzac, et moins d’un an plus tard il a été enrôlé de force dans l’armée bosniaque. Au bout de quelque temps, il déserte, balance sa kalachnikov dans une rivière, mais se fait arrêter à la frontière par la police militaire croate, qui le balance avec 3 000 autres personnes, Serbes, musulmans et autres Croates considérés comme lui comme des traîtres, dans un stade, où un gardien, chauffeur de taxi, tortionnaire et alcoolique, lui casse le nez et la mâchoire. Il s’évade, jusque chez des cousins de Zagreb, en Croatie. Là, une traductrice française, tente en vain de l’aider à fuir en France, en lui bidouillant un faux contrat d’auteur, mais l’Ambassade de France à Zabreb finit par lui accorder un visa : un visa « touristique », on ne rigole pas !

Il a 28 ans et il arrive à Rennes. C’est le début de Manuel d’exil, que je regrette de ne pouvoir citer longuement. Un récit très autobiographique, mais dans lequel le tissage de fragments hétérogènes, modes d’emploi, textes narratifs ou d’une énonciation plus poétique, sans même parler de l’humour merveilleusement noirâtre qui est celui de l’auteur, assure une distanciation efficace. Allez, ça commence comme ça :

« J’ai 28 ans et j’arrive à Rennes avec pour tout bagage trois mots de français — Jean, Paul et Sartre. J’ai aussi mon carnet de soldat, cinquante deutschmarks, un sylo à bille et un grand sac de sport vert olive élimé d’une marque yougoslave. Son contenu est maigre : un manuscrit, quelques chaussettes, un savon difforme (on dirait une grenouille morte), une photo d’Emily Dickinson, une chemise et demie (pour moi une chemise à manches courtes n’est qu’une demi-chemise), un rosaire, deux cartes postales de Zagreb (non utilisées) et une brosse à dents. C’est la fin de l’été 1992 mais je suis habillé comme pour une expédition polaire : deux vestes d’une autre époque, une longue écharpe, aux pieds j’ai mes bottes en daim, avachies, mordues mille fois par la pluie et le vent. Je suis un cavalier léger, un voyageur au visage scellé par un froid métaphysique, cet ultime degré de la solitude, de la fatigue et de la tristesse. Sans émotions, ni peur ni honte. »

A.A.

Alain André a pris l’initiative de créer Aleph-Écriture en 1985. Auteur de romans, de fictions brèves et d’essais, il conduit des ateliers d’écriture à La Rochelle. Ses prochains ateliers : les modules 2 et 3 de la « Formation générale à l’écriture littéraire » d’Aleph, et les 5 premières journées d’un cycle consacré à l’art du roman (« Commencer un roman »).

 

 

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