Cette semaine, Sylvie Neron-Bancel vous propose d’écrire à partir du premier roman de Joana de Fréville, Le pas du lynx (Les Allusifs, 2015). Envoyez vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi) jusqu’au 25 septembre à l’adresse suivante: atelier ouvert@inventoire.com.
Extrait
« Elle n’a pas le temps de voir les nuages. Tout de suite il ouvre. On y va ? Elle ôte une de ses hautes baskets en cuir noir, saute sur un pied afin de garder son équilibre, la semelle retient une mousse de brume autour des chevilles de tulle ponceau. Lorsqu’elle sent son regard sur la robe, elle s’enquiert aussitôt de savoir si tout est en place, si la caméra fonctionne, attache la bride de ses chaussures, se redresse, on allume, non ? Il s’en occupe. C’est prêt. Face à elle, tranquillement lui tend la main. Perlent les premières mesures de Vuelvo al sur. Elle s’approche, il faut des milliards de secondes pour que sa main atteigne son bras, la musique rampe sur sa peau, y répand des brisures de coquillages, elle ne bouge pas, il attend, quand la voix de la chanteuse éraille le micro elle ferme les yeux, s’accroche au bandonéon comme à une balise lumineuse dans le brouillard. Brusquement son corps se met à trembler, cela dure une éternité de six, sept, huit secondes, elle tente de maîtriser ce vent qui l’assaille. Sans hâte il l‘attire aux confins du tango, la guide vers la terre ferme. Elle s’en remet à cette ultime boussole.
Peu à peu le bandonéon se dissout sous le plexus. La tempête s’apaise, avec le non Argentin elle tourne tourne, tourne sans fin, la robe glisse sur ses jambes et s’accorde à lui rendre le monde d’avant la secousse. Trois fois, ils danseront sur Vuelvo al sur. D’autres tangos suivront, des embrasés, des déchirants, des classiques, des heurtés, des chantés, des joyeux, des âpres, des véloces, des très doux, des inconnus, des adorés Libertango, Adios Nonino, La Yumba, Querer, Androgyne, Danza Maligna, Al sur, Milonge en sol, des indomptables sur lesquels en rythme simplement ils marchent, traversés par le piano, le bandonéon, la guitare, la contrebasse, le violoncelle ou l’harmonica. Sous les tissus dans les muscles la musique dégrafe des lambeaux de ciel qui se rassemblent, enfin, il devient possible de respirer. Flamboyants et consumés, ils dansent, longtemps sans s’arrêter ni se parler ils dansent. Totalement proches l’un de l’autre, totalement libres. Ôtés à eux-mêmes. Graciés pour cette nuit encore. »
Proposition d’écriture
Le roman commence par un curieux contrat. Non Argentin ne parlant pas français souhaite partager pratique tango en silence. Merci.
Une jeune femme répond à cette annonce. Ils vont se retrouver chaque soir pour danser en silence, hors du monde. Lui est peintre, elle est photographe, ancienne danseuse. Ils ont en commun un objectif : ne rien dire d’eux, ne rien savoir de l’autre. Ils se protègent, ces deux exilés de la vie, jusqu’au moment où un événement compromet cet accord… Je ne vous en dis pas plus. Dans cet extrait, ils se retrouvent pour danser une nouvelle fois.
L’auteure parvient à nous faire ressentir la solitude de deux personnages, que la danse va rapprocher à leur insu en leur permettant de s’éloigner de leur douleur. C’est parce qu’ils dansent, parce qu’ils expriment ce dont ils n’ont pas envie de parler. Il n’y a pas de place entre eux pour le discursif, seule subsiste leur présence charnelle, immédiate. Ils doivent sauver leur peau.
Pour restituer cette nécessité vitale, l’auteur a travaillé le rythme, le mouvement, l’énergie de la phrase. Un véritable corps à corps avec l’écriture. Parfois le souffle des phrases se fait court, très court, parfois le souffle est plus lent, lorsqu’ils dansent par exemple. En tant que lectrice, on se sent pris d’une frénésie d’écouter les musiques de tango évoquées par l’auteure, de danser, d’échapper, puis de se confronter à leur histoire, à leur envie de vivre.
Je vous propose d’écouter « Vuelvo al » (ci-dessous) afin d’expérimenter l’écriture « automatique » le temps d’un enregistrement, qui dure à peu près six minutes. Écrivez en même temps que la musique, vite très vite ou lentement selon ce que vous ressentez. Ne relâchez pas votre stylo, laissez vous guider par lui, ne revenez pas en arrière, ne relisez pas. Puis laissez reposer ce que vous avez écrit. Le lendemain ou le surlendemain, reprenez votre texte, choisissez des passages qui insistent ou se répètent, une image, creusez un thème, écrivez un texte à partir de ce qui a surgi de ce lâcher prise improvisé, comme le ferait un peintre ou un photographe. Choisissez la forme que vous voulez, mais respectez bien sûr le format maximum de 1500 signes.
Lecture
Les personnages sont pudiques, discrets. Le personnage féminin avance avec courage et détermination, il essaie de faire quelque chose du passé qui l’obsède. Les choses qui les concernent ne sont pas toutes dites. La pudeur, confie Joana de Fréville lors d’une interview accordée à L’Inventoire, est ce qui a déterminé le type du récit. C’est parce qu’ils sont dans la distance que quelque chose peut advenir. Le peintre prend du recul pour observer sa toile, de même la photographe et son sujet, ou le taureau et le toréador, ce qui nous permet de lire de très belles pages consacrées à la peinture et à la photographie. C’est la même distance qui doit exister entre les danseurs pour qu’ils effectuent les figures du tango.
Le troisième personnage du roman est le tango lui-même. Joana de Fréville l’a pratiqué longtemps. Elle confie ceci : « Dans le tango argentin, vous pouvez danser avec un parfait inconnu, pourtant vous partagez un langage commun. Le rapprochement des corps nécessite d’être dans une écoute absolue de l’autre, d’accepter ce qui s’invente. Ils oublient qui ils sont lorsqu’ils dansent, le tango permet d’éloigner leur douleur. Ce pas de danse, ce serait donc un pas de libre improvisation à deux, dans la rue, dans la foule. »
S.N-B.
Sylvie Neron-Bancel, ex-chargée de communication, coordonne les activités d’Aleph-Ecriture à Lyon. Formatrice en écriture, elle animera les modules 2, 3, 4, 6 à la rentrée ainsi que des stages.