Cette semaine, Solange de Fréminville vous propose d’écrire à partir du roman de Julie Otsuka : Certaines n’avaient jamais vu la mer (éditions Libella, 2012, ou 10/18). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1 500 signes maxi) jusqu’au 30 juin à: atelierouvert@inventoire.com
Extrait
« BIENVENUE, MESDEMOISELLES JAPONAISES !
Sur le bateau nous étions presque toutes vierges. Nous avions de longs cheveux noirs, de larges pieds plats et nous n’étions pas très grandes. Certaines d’entre nous n’avaient mangé toute leur vie durant que du gruau de riz et leurs jambes étaient arquées, certaines n’avaient que quatorze ans et c’étaient encore des petites filles. Certaines venaient de la ville et portaient d’élégants vêtements, mais la plupart d’entre nous venaient de la campagne, et nous portions pour le voyage le même vieux kimono que nous avions toujours porté – hérité de nos sœurs, passé, rapiécé, et bien des fois reteint. Certaines descendaient des montagnes et n’avaient jamais vu la mer, sauf en image, certaines étaient filles de pêcheur et elles avaient toujours vécu sur le rivage. Parfois l’océan nous avait pris un frère, un père, ou un fiancé, parfois une personne que nous aimions s’était jetée à l’eau par un triste matin pour nager vers le large, et il était temps pour nous, à présent, de partir à notre tour. »
Suggestion
Je vous invite à penser à des groupes, connus de vous ou imaginés, qui pourraient vous donner envie de donner voix à l’ensemble des individualités qui y sont fondues. Comme dans le roman de Julie Otsuka Certaines n’avaient jamais vu la mer (Libella, 2012, et 10/18), qu’ouvre l’extrait ci-dessus, ce collectif constitue à la fois le cadre des individus qui le composent, mais aussi ce qui leur donne une identité, une appartenance commune ou des conditions de vie similaires. Il peut s’agir d’une équipe sportive, artistique ou de travail, d’un collectif, politique, associatif ou culturel, d’une communauté, ethnique, religieuse ou villageoise, d’une bande, de copains, de délinquants, ou encore d’un groupe partageant un habitat, une prison, une caserne, un camp de migrants, un internat…
Vous allez choisir un seul de ces groupes, celui qui vous inspire plus particulièrement. Vous lui donnerez un corps, des voix, des mouvements, des émotions, sans jamais nommer le moindre personnage. Votre personnage, c’est le groupe. Comme Julie Otsuka, vous allez donner voix à ce groupe en utilisant le pronom personnel Nous, ou bien On. Vous pouvez utiliser certains, certaines, ou ceux qui, celles qui, si vous avez besoin de différencier les individus. Vous allez écrire de petits tableaux, ou des scénettes, qui vous permettront d’incarner votre groupe, en un feuillet standard maximum que vous nous enverrez…
Lecture
Julie Otsuka est une écrivaine américaine d’origine japonaise, née en 1962 en Californie, là où vivaient ses aïeux immigrés du Japon. Elle est lauréate du PEN/Faulkner Award. Jusqu’à maintenant, elle n’a écrit que deux romans, tous deux inspirés par ce qu’ont vécu ses grands-parents, immigrés aux États-Unis comme des dizaines de milliers d’autres, à la fin du 19ème et au début du 20ème siècles. Son premier roman, Quand l’empereur était un dieu, paru aux Éditions Phébus en 2002, a déjà connu un énorme succès. Il raconte un épisode très peu connu de la Seconde Guerre Mondiale aux États-Unis : l’arrestation et la déportation massive des Japonais résidant sur le territoire américain après l’attaque de Pearl Harbor en1941 par l’aviation japonaise. Du jour au lendemain, de paisibles familles ont été traitées en suspects ou en ennemis de la nation, et ont tout perdu.
Julie Otsuka conduit son récit sans aucun pathos, en recourant aux points de vue successifs des membres d’une même famille. Elle dit son écriture influencée par la lecture passionnée de Marguerite Duras et d’Annie Ernaux. Ses deux romans se font écho et retracent la vie des migrants japonais depuis le début du 20ème siècle. Certaines n’avaient jamais vu la mer se termine quand l’autre commence, toujours pendant la Seconde Guerre Mondiale. Julie Otsuka a effectué des recherches pendant huit ans avant d’écrire son roman, en recueillant énormément de témoignages de Japonaises racontant leur arrivée sur la côte ouest des États-Unis, mariées à des hommes qu’elles n’avaient vus que sur photo, avec une annonce prometteuse de réussite et d’accession au rêve américain. De 1908 à 1921, des milliers de femmes ont ainsi quitté leur pays et la misère des campagnes pour rejoindre leur futur mari. Au début du roman, elles se trouvent sur un bateau à destination de San Francisco. Elles sont âgées de douze à trente-sept ans. Afin de faire entendre la voix de toutes ces femmes, Julie Otsuka a choisi cette « voix du nous » qui représente la somme de toutes les individualités concernées. Pas de personnage principal, comme si l’histoire personnelle de ces femmes avait été effacée à leur arrivée et que la seule façon de leur redonner voix était de les faire parler ensemble. Ces femmes, « invisibles » dans la société américaine où elles ont émigré, sont également fondues dans cette écriture collective – mais plus invisibles pour autant : rendues tellement émouvantes que j’ai éprouvé un véritable coup de cœur à la lecture du roman.
S. d-F.
Solange de Fréminville conduit des ateliers d’écriture à Paris pour Aleph-Écriture, notamment un atelier ouvert en librairie et le cycle « Écrire avec les auteurs contemporains ».