Écrire à partir de Carole Fives « Tenir jusqu’à l’aube »

Cette semaine, Delphine Tranier-Brard vous propose d’écrire à partir du roman de Carole Fives, Tenir jusqu’à l’aube (Gallimard, 2018). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi : caractères espaces compris) jusqu’au 25 juin à l’adresse : atelierouvert@inventoire.com

La version de votre texte doit être envoyée sous Word ou l’équivalent et mentionner votre nom en haut de page – nous n’acceptons pas de fichier PDF.

Extrait

« Elle n’aurait pas dû. Elle n’aurait jamais dû aller si loin. Elle est dingue. Elle l’a su dès qu’elle est descendue dans la station de métro. Dès que la rame s’est refermée sur elle et qu’inexorablement elle s’est éloignée du petit. Sur le quai, déjà, elle en attrapait des crampes. À quoi joue-t-elle ? Il y a un périmètre de sécurité qu’elle n’aurait jamais dû franchir. C’est la dernière fois.

Avancer. Si elle se retourne, c’est foutu. Chaque station, un coup de poing. Et si le métro tombait en panne ? Elle n’a finalement rien changé à son programme. Elle est descendue à la station Bellecour et a pris la direction de la Saône. Dévalé les escaliers qui mènent vers les quais. L’eau, l’eau immense. Ses talons humides sur le pont, des baisers mouillés. La Saône est pleine ce soir, large. Encore quelques centimètres et elle déborde.

Elle emprunte la passerelle rouge, la passerelle des amoureux. Des tas de cadenas, de colifichets, le long des grilles rouges. Christophe je t’aime. Lou + Camille. Pablo et Yasmina. Jocelyne et Fabrice. For ever.

Il pleut. Tant mieux. Bientôt ses cheveux seront trempés, elle défait l’élastique qui les retient. Les libère d’un brusque mouvement de tête. Elle sent ses jambes, ses cuisses. Son dos, sa nuque. Avoir un corps. Un corps sans enfant qui s’y cramponne. Un corps sans poussette qui le prolonge. Ca lui avait paru étrange lors de ses premières sorties. Elle s’était sentie nue, vulnérable. Comme si on l’avait amputée de quelque chose, d’une extension quasi naturelle d’elle-même. Mais ce soir elle se sent légère, légère. Avancer. A son propre rythme, pas celui, lent, toujours décalé, de l’enfant. Réintégrer son corps. Sa vie. Courir le long des quais » (p. 108-109).

Proposition d’écriture

À vous de jouer… Retrouvez un moment volé à l’ordinaire d’une vie sous contraintes, un arrachement à ce qu’il conviendrait de faire, une sortie des clous. Installez-vous dans ce moment, prenez le temps d’en retrouver la sensation, avant de l’écrire, à la troisième personne du singulier. Il s’agit de donner corps à cette échappée, de donner à voir et à sentir les tensions entre l’appel du large et tout ce qui retient, tout ce qui ligote ; avant de revenir, ou pas, dans les clous.

Lecture

Carole Fives est auteur et plasticienne. Que nos vies aient l’air d’un film parfait, son premier roman, « illumine la rentrée littéraire » (2012), selon François Busnel : « Pour dire le drame du divorce, Carole Fives alterne les points de vue en courts chapitres à l’écriture chaque fois différente. Elle excelle dans l’art du kaléidoscope littéraire. À aucun moment elle ne juge. Elle se contente de laisser la parole à ses personnages. »

Tenir jusqu’à l’aube est son quatrième roman. Une mère célibataire élève, du matin au soir et du soir au matin, son enfant de deux ans. Sans solution de garde, seule pour tout, elle est entraînée malgré elle dans une forme de fusion-soumission à l’enfant. L’enfant se réveille. L’enfant crie. L’enfant tape. L’enfant demande son père. Elle est seule pour l’aimer. Seule pour dire non. Seule pour payer les traites, seule pour acheter les pâtes, les légumes, le yaourt de l’enfant, seule pour repousser l’huissier. Elle ne trouve pas d’autre moyen de dire stop-pause-temps-mort, que de s’échapper la nuit pour reprendre son souffle. On tremble alors pour elle et l’enfant. On savoure avec elle le petit café du matin à la brasserie, avant de chercher du travail, la gorgée de bière d’un soir, instants volés à l’omniprésence de l’enfant. Seule encore quand elle cherche soutien auprès de son père, de la mairie, d’un médecin, prompts à la juger mais impuissants à l’accompagner dans sa mission d’éducation.

Carole Fives nous offre ici un roman sensible, d’une profonde justesse. Le lecteur s’identifie d’emblée à cette mère tout à la fois universelle et singulière, démunie face aux réactions de l’enfant, faisant ce qu’elle peut pour compenser l’absence du père. J’ai été touchée par son isolement grandissant, par les libertés qu’elle prend, tentatives pour n’être pas seulement mère mais aussi femme, pour vivre en dehors de ce lien-là, travailler, respirer ; touchée par la précarité du travail libéral mis entre parenthèse pour accueillir bébé, travail qui n’ouvre « droit » à aucun droit et nécessite un investissement personnel considérable.

Je me suis inquiétée pour elle page après page : quel prix va-t-elle payer… quel prix pour ces échappées… ? Je me suis insurgée en lisant les témoignages acerbes des forums d’entraide. Comment osent-ils ? Cette forme choisie par l’auteur est très efficace. Les personnages choisis et leurs commentaires, s’ajoutant aux regards des passants du parc, aux paroles du service petite enfance, sont très représentatifs d’une société si prompte à culpabiliser la mère (pas le père ?), à lui mettre la pression ; société qui exige des enfants joyeux-dociles-civilisés, bien éduqués par des mères modèles-patientes-dévouées : irréprochables.

Un livre essentiel qui donne à voir avec acuité une société française contemporaine dans laquelle la loi dominante (officielle et officieuse) reste la loi de l’homme, entretenue par les femmes elles-mêmes, excusant l’absence de l’homme et jusqu’à sa violence ; société dans laquelle la femme seule demeure, malgré les évolutions qu’elle a pu prendre pour des avancées, suspecte.

Écrivain, slameuse, Delphine Tranier-Brard explore par l’écriture les percussions du réel. Animatrice d’ateliers depuis 2008, elle conduit notamment pour Aleph-Écriture les modules de la « Formation générale à l’écriture littéraire » (F.G.E.L.), « Formation à l’animation d’ateliers d’écriture », et animera prochainement un « Cercle de lecteurs de manuscrits » (19-20 octobre).