Mireille Bousset
Dès l’aube, nous étions partis de notre village auvergnat pour l’ile d’Oléron. La 2 CV pliait sous le poids des bagages, le coffre arrière était rempli de victuailles et de valises. Il en fallait pour les six passagers : Dora, notre mère conduisait, sa plus jeune sœur Lucienne l’accompagnait et nous, les quatre enfants, étions assis à l’arrière. Notre père, lui, devait rester au village pour y gérer notre épicerie !
1960, nos premières vacances à la mer !
La mer cette inconnue ! Nous en avions rêvé la nuit, rêvé le jour. Depuis cette annonce incroyable, on nous prêtait une maison en bord de plage, la mer occupait toutes nos pensées et toutes nos conversations. À la maison, à l’école. Nous cherchions auprès de ceux qui la connaissait toutes les informations possibles. Océan ou Méditerranée, on ne faisait pas la différence, c’était La Mer. Nous connaissions, nous, petits montagnards, différents coins de baignades : l’eau vive de la rivière dans la vallée, les éclaboussures de la cascade du Pré Joli et la fraicheur des lacs de cratère. Quant à la mer, les images glacées des livres ou des photos que l’on nous montrait étaient belles, mais inodores, immobiles. Dans les films on entendait les vagues mais nous ignorions le contact du sel sur la peau.
Il n’était pas encore midi quand la voiture fit de drôles de secousses.
– Mince ! pesta ma mère, je crois qu’on a crevé !
Elle se gara dès que possible sur un petit parking qui longeait la Nationale. Elle nous fit descendre prudemment et nous ordonna de rester sagement dans le fossé herbeux pour éviter tout accident.
Les deux sœurs, toutes pimpantes dans leurs jolies robes fleuries, commençaient à vider le coffre pour sortir la roue de secours, quand une superbe DS noire s’arrêta devant la 2 ch.
– 13, des Marseillais ! me souffla mon frère jumeau qui s’y connaissait en géographie.
Deux jeunes hommes en descendirent. Ils étaient élégants et se déplaçaient avec aisance comme les acteurs que l’on voit dans les films qui passent au Cinéma Central le dimanche. À eux deux, ils portaient autant de bijoux que ceux que j’avais vus dans la vitrine de la bijouterie-horlogerie où on avait acheté la médaille pour la communion de ma cousine. Il manquait juste des boucles d’oreille.
– Tout en or, nous chuchota ma grande sœur qui s’y connaissait en joyaux.
Quand l’un des deux ouvrit la bouche pour parler, je m’attendais à voir des dents assorties à la panoplie, mais non, des dents blanches, ordinaires.
– Bonjour mesdemoiselles. Attendez, vous allez salir vos jolies menottes, ce n’est pas un travail pour vous. Laissez-nous faire !Voici Momo et moi c’est Toni. Pour vous servir mes belles !
Quel accent ! Je croyais entendre Marius dans le film de Pagnol qu’on avait vu à la télé chez nos voisins.
Ils avaient le sourire charmeur, mais je distinguais un voile d’inquiétude dans le regard de ma mère quand elle leur répondit :
– Ce n’est pas de refus ! Votre aide est la bienvenue car à vrai dire nous ne sommes pas très adroites pour ce genre de manipulation.
Toni éloigna ma mère du coffre en lui prenant familièrement le bras, la laissant interloquée. Il sortit la roue de la voiture et ce n’est qu’une fois qu’elle fut à terre qu’il nous découvrit. Il arrêta aussi net son action.
– C’est quoi toute cette smala ? lança-t-il en nous jetant un regard noir.
Mon petit frère se réfugia contre moi en me serrant le bras très fort.
Ma mère répondit :
– Ce sont mes enfants pardi !
– Vos enfants ! Hé ben, vous n’avez pas chômé !
Tout d’un coup, leurs sourires s’effacèrent. Ils ne parlèrent plus, juste quelques maugréassions de temps en temps. Ils se hâtèrent de terminer la tâche. Quand tout fut achevé, la roue bien stabilisée, le coffre rempli, ils acceptèrent de s’essuyer les mains avec un torchon immaculé sorti d’une valise mais refusèrent le grand pot de confiture de fraises, pourtant faite maison avec les fruits du jardin, que Dora voulait leur offrir. J’étais soulagée, elle est tellement bonne cette confiture.
Ils regagnèrent leur auto sans autre commentaire, les mains encore sales et les pantalons un peu tâchés, mais ça, ils le découvriraient plus tard.
Quand la voiture démarra en trombe les deux sœurs éclatèrent de rire, enfin détendues.
Vite on avala nos sandwichs et on repartit aussitôt. Il ne fallait pas louper le denier départ du bac.
Nous venions enfin d’arriver sur le quai d’embarcation. La marée basse remontait lentement. Le temps était maussade mais n’altérait en rien notre enthousiasme. Dès l’ouverture des portières, des effluves inconnus nous saisirent de plein fouet. Des mouettes ricanaient au-dessus de nos têtes. L’air humide se déposait sur nos visages et nos bras. Depuis les pavés glissants du quai, nous nous sommes avancés prudemment pour nous pencher et découvrir la grève. Une méduse flasque et gluante gisait sur le sable mouillé. Quelques flaques jaunâtres résistaient çà et là mais l’eau était encore lointaine.
– Alors, c’est ça la mer ? constata mon petit frère, déçu.