Caroline Anssens dédicace son livre au salon L’Autre Livre ce week-end, sur le stand de son éditeur Et le bruit de ses talons. L’occasion, si vous ne l’avez pas encore fait, de rencontrer l’autrice à laquelle nous avons consacré une soirée cette année, ainsi qu’un article sur son très beau livre de fragments autobiographiques.
Sur la 4ème de couverture, l’éditeur a écrit : Des cailloux bleus plein les dents est le premier roman de Caroline Anssens. Roman ou récit ? Pour être tout à fait honnête, je dois dire que je connais Caroline Anssens et je sais ce que ce premier « roman » doit à sa propre histoire. Mais récit ou roman, qu’est-ce que ça peut bien faire après tout?
Ce qui compte, n’est- ce pas la qualité de l’écriture, la qualité de la mise en récit, la qualité littéraire du texte. Et ces qualités, Des cailloux bleus plein les dents les possèdent toutes. Car n’est-ce pas une prouesse littéraire que de faire tenir ensemble des fragments, sans aucun ordre chronologique, sans que jamais le lecteur ne se perde, ni dans le récit, ni dans les personnages, ni dans les différents points de vue, celui de la narratrice à tous les âges, celui du temps de l’écriture, celui de l’enfance, celui de l’adolescence et celui de la jeune adulte ?
Quel que soit l’âge, l’adresse est à la mère, tombée malade quand la narratrice avait à peine 13 ans, morte quand elle en avait tout juste 16. Je ne dévoile rien, le lecteur en est avisé dès le début du texte. Dès le début du texte il y a la mère, il y a le père, « Ton Jacques », jamais autrement nommé, et dans cette appellation « Ton Jacques », tout est dit de leur relation à ces deux-là ; il y a la maladie et la mort, et le fracas qui s’ensuit : « Lorsque tu es partie, nous sommes devenus quasi instantanément des êtres désemparés, soumis, fracassés ».
Dans la mémoire de la narratrice, c’est le chaos. Plus rien n’est en ordre dans ce que furent les trois années de la maladie et les trois années qui ont suivi. Alors, fragment après fragment, elle part en quête de ces années : on passe d’une époque à une autre, d’un personnage à l’autre, on va, on vient dans des évocations, des souvenirs épars, comme dans un puzzle géant dont les pièces seraient de taille différente et ne se raccorderaient pas toujours : les fragments sont plus ou moins longs, savamment agencés, quelquefois, trois ou quatre se suivant disent un événement, racontent un épisode marquant, quelquefois ils se succèdent, sans lien apparent, quelquefois ici ou là, juste une phrase, plus ou moins longue. On passe aussi d’un point de vue à l’autre – et la langue aussi s’adapte – celui de l’enfant « toujours accrochée à tes jupes », celui de l’adolescente rageuse, qui voudrait seulement vivre : « Maman, toi partie, j’ai dansé et ri, seize ans et cette liberté qui s’offrait à moi, tirer un trait sur la maladie qui bouffait ta jolie peau, ôter la vision de ce sein que tu n’avais plus. », celui de la jeune femme dépassée par le chaos : « On me dit mignonne, peut-être, mais cassée, triste, voit pas le bout, ni le soleil. », celui de la femme d’aujourd’hui qui revisite le temps d’hier : « Je ne sais plus qui a écrit qu’un orphelin est toujours la pute de quelqu’un. Tais-toi, soit gentille, dis merci, boucle-la. »
Et dans cette quête de la mémoire, heureusement il y a les photos, les lettres et la bande-son, qui vont aider à tout remettre en ordre : « c’est quoi ce besoin de chercher après tant d’années ce qui s’est exactement passé, de retrouver des dates, de reprendre le fil de l’histoire ? », jusqu’à ce qu’enfin toute cette vie soit rangée :
« Je t’ai regardée Maman.
T’étais encore bien trop près, fallait qu’entre nous l’air s’immisce, circule. Alors j’ai décollé les images, les souvenirs, je t’ai dépliée, dépoussiérée puis j’ai lavé ta mort à grande eau ».
Et de la première à la dernière ligne, Caroline Anssens n’a pas lâché la main du lecteur et/ou de la lectrice qui, eux, n’ont pas laissé tomber un seul de ses cailloux bleus. Alors roman ou récit ? On s’en fiche !
Michèle Cléach
Des cailloux bleus plein les dents, Caroline Anssens. Et le bruit de ses talons éditions.
Michèle Cléach explore depuis plus d’une vingtaine d’années les sentiers des histoires de vie et des ateliers d’écriture, toujours étonnée de leurs richesses et de leurs effets.
Formatrice-consultante, elle est titulaire du Diplôme Universitaire des Histoires de Vie en Formation, et participe aux travaux de l’ASIHVIF-RBE (Association Internationale des Histoires de Vie en Formation et pour la Recherche Biographique), et du RQPHV (Réseau Québécois pour la pratique des Histoires de Vie).
Cet article est paru une 1ère fois sur le site Le dire et l’écrire