Holy Rasandy
En sortant du métro Pigalle, Vincent sent tout de suite que l’air a tourné.
Un petit vent chaud, empreint du goût sucré de la pollution, véhicule une odeur de gasoil et d’huile de friture bientôt rance. Il se sent poisseux… Une goutte de sueur dévale le long de son dos, et vient s’écraser sur la ceinture de son pantalon. Il songe à la douche qu’ils prendront ensemble, à l’hôtel…
Il y a quelques semaines, Marie et lui s’embrassaient pour la première fois. Un baiser torride et impatient, en pleine rue, devant la brasserie de Saint-Lazare où ils s’étaient donné rendez-vous, au bout de 2-3 conversations sur un site de rencontre. Elle en avait littéralement chancelé, tombant en avant et obligeant Vincent à faire quelques petits pas en arrière pour la laisser recouvrer son équilibre. Elle lui avait dit pas tout de suite, quand ils se reverraient, à la rentrée.
En descendant la rue Frochot, devant ses bars à entraîneuses, il se revoit s’éloigner dans la rue puis brusquement, faire demi-tour et descendre la rejoindre dans la station de métro pour l’enlacer à nouveau, fougueusement, sanguin… C’était une magnifique journée d’été, comme elle, insouciante, légère.
Aujourd’hui l’atmosphère est plus dense, malgré ce petit sirocco… Il se dit, c’est beau, ces halos dorés sur fond argenté. Au loin une rumeur gronde, comme une désapprobation…
Tout l’été, ils se sont envoyés des messages, d’une sensualité d’abord retenue, puis crus jusqu’à l’obscénité. Il a l’impression d’avoir passé ses vacances avec elle, dans une demi-transe érotique, plutôt qu’avec ses amis et sa fille en Ardèche. Sans cesse, ses pensées étaient aimantées par la sensation de sa peau, la cambrure de ses hanches, et surtout, son petit grain de beauté, juste au-dessus du coin gauche de sa bouche, comme une petite étoile à atteindre quand il l’embrasserait à nouveau.
La lumière se noie désormais, le gris a mal tourné. Soudain, un courroux explose, implacable, autoritaire.
Il presse le pas, longe les murs de plus près. Il sent l’impact d’une goutte, puis une seconde, puis des dizaines, des centaines, c’est le déluge. Il se cale dans un miraculeux renfoncement, devant le rideau de fer d’une épicerie de quartier. Une femme l’imite, brune, la trentaine épanouie, robe légère, sandales à talons, redoutable. Elle lui adresse un sourire, un peu pour le charme, il suppose, un peu pour dire merci, ça nous sauve, cet abri de fortune, et aussi : rien de grave, l’orage est là, mais ne fera que passer.
Il sourit aussi, puis détourne les yeux, un peu troublé par sa propre envie de la regarder. Depuis Marie, son regard sur les femmes, surtout sur celles qui lui plaisent, comme cette inconnue, a changé ; moins rapide, plus subtil, secrètement plus intrusif. Il observe les nuances de leurs sourires, leurs regards, leurs chevelures. Il essaie d’écouter au-delà des mots, les histoires que racontent leurs gestes, leurs voix, les tremblements de leurs cils. Il imagine leurs visages pendant l’orgasme. Son désir pour Marie, pourtant exclusif, obsessionnel, lui a ouvert les portes d’univers entiers. Il en prend conscience, en cet instant, sur ce bout de trottoir, et il songe à Annie, son ex-épouse, qu’il n’a peut-être pas suffisamment regardée – ou pas comme elle l’aurait mérité, avec lenteur, avec patience, avec application. Cela le rend triste. Comme la pluie, qui tombe maintenant en traits d’union plus fins.
La belle inconnue prend son envol en laissant dans l’air un pétillant « Je tente ma chance ! ». Vincent se libère aussi et s’élance, sentant que la trêve sera courte : les grondements tonnent d’une zone à une autre, comme dans un concert où des solistes se succèdent à différentes places de l’orchestre, illuminant le ciel par intermittence.
À l’approche du café de leur rendez-vous, le Bel Ami, c’est le déluge à nouveau. Il s’arrête sous un porche du trottoir d’en face ; de là, il scrute la terrasse, à une dizaine de mètres.
Alors apparait une silhouette élancée, féérique, visage caché par un parapluie bleu abysses. Elle traverse la terrasse et en une succession de gestes rapides et déterminés, ferme son parapluie, pousse la porte de la salle et à l’intérieur enfin, s’autorise une pause. Elle choisit une table proche de la fenêtre ; il la devine se détendre après sa course. Elle parle à un serveur puis fouille dans son sac à main, en sort son portable. Elle semble vérifier quelque chose, puis le met face à elle, et de l’autre main, arrange une mèche, effleure sa joue, lisse délicatement son regard. Il pourrait rester là, des éternités à la contempler.
Un éclair fend le ciel, concentré de fureur qui la détourne de son miroir. Elle regarde à travers la vitre, embrassant le ciel, la terrasse, la rue, et enfin le voit, derrière de frêles fils d’eau. Comme hypnotisée, elle ne bouge pas, la bouche entrouverte, les yeux magnétiques.
La pluie s’est arrêtée. Bientôt on sentira dans l’air une odeur de bitume mouillé. Il entrera dans la salle, laissant une part de sa vie derrière lui, emportée par les eaux.
H.R.