Reijo VIRTANEN
Théorie de l’ironie
J’enseigne l’écriture ironique depuis presque vingt ans. Avant cela, j’ai moi-même écrit bon nombre d’articles et de sketches « ironiques » pendant mes années à l’université, et ai fait aussi quelques recherches sur le sujet.
Cet automne, mon cours sur le sujet de l’ironie s’adressait pour la première fois à des étudiants de première année. Je me suis une fois de plus demandé s’il était bien judicieux d’enseigner cette difficile figure rhétorique à des débutants. Puis je me suis souvenu de quelques points.
Dans les écoles pour écrivains, il est fréquent d’enseigner la poétique aristotélicienne aux débutants. Mais que dire des classiques favoris tels qu’Œdipe par Sophocle ? Ne donnent-ils pas dans l’ironie ?
Je me suis aussi souvenu d’un de mes passe-temps des années 70. Vers l’âge de 12 ans, j’adorais écrire des pastiches des articles ironiques de Mark Twain. J’ai donc pensé que la tâche ne serait pas si difficile.
En fait, l’ironie n’est pas une simple figure de langage. Ce n’est pas non plus seulement une technique littéraire, une méthode. C’est bien plus que tout ça. Pour l’aborder par la philosophie, disons que l’ironie est une attitude envers la vie. Pour un écrivain, adopter l’ironie signifie être prêt, à chaque instant, à considérer les choses de manière dialogique, à partir d’un point de vue extérieur. Ou même simultanément à partir de points de vue variés, et même contradictoires.
A propos, n’est-ce pas quelque chose que chaque auteur doit apprendre pour devenir professionnel, pénétrer les esprits de ses personnages et de son narrateur ? Je considère donc que s’entraîner à l’ironie est un bon exercice pour jouer avec les points de vue.
Mon dernier cours a encore renforcé mon sentiment que l’ironie doit absolument faire partie des fondements de l’écriture créative, pas seulement dans les domaines de l’humour et de la satire, même si, dans ce dernier atelier, nous n’avons abordé l’ironie que dans ces deux champs d’écriture.
Il me faut ici remercier Wayne C. Booth, Douglas C. Muecke, et Linda Hutcheon pour leur travail universitaire sur l’ironie. Mais pour moi le plus important des théoriciens reste Mikhaïl Bakhtine, l’hérétique et anticonformiste russe qui s’est éteint juste avant la Perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev. Ses théories sur le carnavalisme et le dialogisme m’ont été d’un grand secours dans mon travail de rédacteur de sketches et de chroniques ironiques, ainsi que dans mon travail universitaire et d’enseignant.
L’ironie est un des dispositifs littéraires qui prennent racine dans la tradition des fêtes du Carnaval, dans laquelle, par exemple, la parodie, le grotesque, le macabre et le burlesque trouvent aussi leur source. Le développement du rire en littérature est en réalité issu des anciens rites de fertilité, bien avant la naissance de la comédie classique.
Le carnaval est une mascarade. Au début de la fête, les gens apposent sur leur visage un masque amusant ou effrayant. Ils se déguisent de manière étrange ou grotesque. Ils commencent à se comporter de manière anormale, à parler de manière inappropriée ou indécente. La période du Carnaval autorise toutes sortes de parades de monstres, d’actes parodiques et joyeusement blasphématoires. Et c’est une tendance qui se retrouve dans bien des spectacles. Tout ceci est largement lié à l’ironie.
A l’origine, les racines du mot ”ironie” sont eironeia et eiron qui veulent dire « faire semblant », « imposteur ». Par exemple, le philosophe grec Socrate, lui-même un fameux imposteur, prétendait qu’il était simple d’esprit face aux philosophes avec qui il dialoguait. Mais, selon Bakhtine, les gens au cours du Carnaval ne font pas semblant, car ils vivent la vie du carnaval comme une réalité. Par un étrange processus mental, ils se changent vraiment en quelqu’un d’autre. Pendant un court laps de temps, ils ont une magnifique occasion de vivre la vie de gens qui appartiennent à une autre classe sociale, un autre groupe, un autre sexe, une autre génération, ou même une autre espèce. Un riche va devenir mendiant, un citoyen ordinaire sera roi, une femme deviendra le Pape, un humain se changera en arbre ou en buisson.
Et c’est exactement ce qui se passe dans l’acte littéraire fondé sur l’ironie, si vous voulez écrire un texte puissant et efficace. On peut écrire un discours ironique comme si on était soi-même le Président, ou le Pape, pas seulement en prétendant l’être. Si on est une femme, on peut écrire une apologie du machisme comme si on était un homme, et vice versa.
Le même procédé peut s’appliquer au dialogue, au conte. Dans un rituel étrange de métamorphoses, l’auteur se transforme en son narrateur, puis en un des personnages, puis un autre, passant constamment d’un déguisement à l’autre. Et le jeu de l’eironeia continue tout au long du texte. Et dans ce processus de basculement constant, l’auteur vit réellement la vie de son narrateur ou de ses personnages.
Vous vous demandez peut-être à quoi sert cette mascarade littéraire…
Il est bien connu que l’ironie, comme bien d’autres outils de l’humour et de la satire, peut vite devenir cruauté. Pourtant, dans notre atelier sur l’ironie carnavalesque, c’est toujours d’humanité que nous parlons. L’idée fondamentale du carnaval et du carnavalisme, c’est d’encourager les gens par le rire, de leur donner confiance en eux et d’éradiquer toutes les craintes. La vie quotidienne est pleine de menaces et de terreurs. Quand on ouvre le journal, on est submergé par les cambriolages, les fusillades, les guerres, les ouragans, les inondations, les changements climatiques et la prochaine arrivée du nouvel Âge de Glace ! On y rencontre des politiciens corrompus, des médecins escrocs, des policiers criminels, des soldats fous, des présidents mégalomanes, et des institutions et sociétés à tendances fascistes.
Ces gens et ces institutions qui prétendent être au-dessus de la société sont les cibles typiques de l’ironie carnavalesque. Eux dont la tâche consiste normalement à gouverner d’une manière sage et bienveillante se mettent à agir contre leur peuple et leur pays. Pourquoi un artiste américain a-t-il sculpté un pot de chambre qui ressemble au visage souriant du président George W. Bush ? Pourquoi le prix Nobel Dario Fo a-t-il écrit une farce dans laquelle Silvio Berlusconi est poursuivi par un groupe de sorcières ? Pourquoi les dictateurs de Charlie Chaplin et de Sacha Baron Cohen sont-ils si puérils ?
Pour faire court : le but de l’ironie est de distordre et d’exagérer de façon à ce que la cible du rire apparaisse comme extrêmement stupide ou mauvaise. La cible, que ce soit une personne ou une institution, révélera sa stupidité ou sa méchanceté au travers de ses discours et de ses actes. Par le biais d’une ironie bien menée, l’écrivain évite l’insulte ou la critique directe. Si on s’en tient à la terminologie de Bakhtine, dans l’ironie, la cible se charge de sa propre dégradation et de sa propre disgrâce.
Méthodes d’enseignement de l’ironie
Mon atelier sur l’ironie se déroule sur vingt heures, en quatre journées réparties dans un mois. Entre chaque séance d’atelier, je donne des exercices.
On ne peut pas se mettre à écrire des textes ironiques de but en blanc. Il y faut un peu de préparation. Il faut d’abord que l’écrivain puisse choisir un sujet qu’il ressent comme particulièrement important et chargé émotionnellement. Il faut que ce sujet soit factuel, non fictionnel. Un texte ironique doit parler de ce monde partagé par tous. Si le sujet n’était pas réel, l’auteur ne pourrait pas être assez sérieux dans son ironie. Car le rire de l’ironie est vraiment chose sérieuse, ou plutôt, sério-comique, comme le dit Bakhtine. .
Pendant le cours, nous allons souvent à la bibliothèque ou dans la salle d’informatique pour rechercher des sujets sérieux dans les médias. Cette fois-ci, les étudiants ont pioché sur Internet les nouvelles qu’ils considéraient comme particulièrement touchantes.
Le premier exercice consistait à écrire quinze lignes sur le sujet choisi, comme si c’était un article sérieux. Les étudiants devaient adopter un point de vue critique et clair. On pourrait appeler cela la phase monologique, ou point de vue unilatéral (toujours selon la théorie de Bakhtine). Bien entendu, le but ultime dans un cours sur l’ironie est d’apprendre le dialogisme. Mais comment les étudiants pourraient-ils savoir ce qu’est l’écriture dialogique s’ils n’ont jamais abordé le monologisme ?
La plupart des sujets choisis par les étudiants étaient vraiment très sérieux. Par exemple, un des textes portait sur des étudiants SDF qui vivaient dans des containers, un autre sur la dépression, un troisième sur la médicalisation de notre société, et encore un autre sur l’accroissement du nombre de suicides. À partir de ces sujets à portée universelle, il semblait assez simple de basculer vers le rire et l’ironie.
Mais avant tout travail à la maison, les étudiants avaient besoin d’un choc qui les éloigne de leur réaction humaine envers de tels sujets. J’ai considéré que le prêtre anglo-irlandais Jonathan Swift serait le poison idéal. Après lecture de son pamphlet Une modeste proposition, j’ai persuadé les étudiants d’adopter l’idée sinistre du texte. Le narrateur y est un gourmand maléfique qui semble appartenir à la noblesse anglaise. En fait, ce noble narrateur propose une solution radicale à la faim et la misère des enfants irlandais : il suffirait d’utiliser les bébés comme nourriture pour les repas des messieurs d’Angleterre. Cette approche nous positionne bien dans le même grotesque que des personnages de carnaval. Elle implique d’adopter une identité autre, et de penser comme si on était quelqu’un d’autre. Cela implique aussi de regarder le monde au travers du point de vue d’un autre.
Le premier exercice donné portait sur l’ironie verbale. Les étudiants devaient écrire une ou deux pages sur le sujet choisi. Puis adopter l’attitude d’un ennemi ou de quelqu’un dont les idées seraient totalement à l’opposé. Il leur fallait bien entendu trouver ces ennemis dans l’actualité, ce qu’ils ont fait.
Pour parler de la médicalisation, peut-on vraiment s’identifier à un médecin fasciste, qui parle sereinement d’individus trop faibles pour vivre dans notre société ? Et peut-on alors se faire l’inventeur des meilleurs moyens pour se débarrasser des malingres et des paralytiques ? Non ! Mais dans l’ironie, tout est possible. N’oubliez pas que l’ironie signifie « dire quelque chose en sous-entendant le contraire ». Donc, le narrateur fasciste dans un texte ironique n’est qu’une marionnette vantarde manipulée par un écrivain humain et citoyen. Le médecin doté de cette logique absurde est comme le matamore de la comédie grecque antique : il est celui qui se révèle stupide et méchant, et devient la cible de la satire.
Dans l’ironie verbale, nous sommes donc passés du monologisme au dialogisme, ou discours à double voix, comme dirait Bakhtine. Ici, le but de l’auteur s’oppose à celui de son narrateur.
L’étape suivante consiste à apprendre à théâtraliser l’ironie. Il faut donc que l’écrivain invente plus d’un personnage qui devra s’insérer dans le dialogue (discussion ou querelle) et ainsi créer une intrigue. L’ironie théâtralisée implique une structure dans laquelle les attentes du personnage principal ou celles du lecteur, ou les deux, sont contrariées. On s’attend à ce que quelque chose se passe, et c’est autre chose qui arrive.
A la fin de mon atelier, je dois apporter une conclusion.
L’enseignant qui souhaite aborder l’ironie doit choisir très soigneusement son texte de référence. Il faut que ce soit un texte court, comme les nouvelles de Boccace. Mon dernier exemple était trop long et trop sarcastique, pas assez ironique : c’était une nouvelle de Veikko Huovinen, un des maîtres finnois de l’humour satirique, mais pas une des meilleures. Heureusement, mon erreur n’a pas empêché les étudiants de faire leur travail et de produire des intrigues ironiques et drôles.
Le sujet de leur nouvelle devait encore se référer à la nouvelle choisie au départ.
L’étudiante qui avait choisi le suicide a emmené ses personnages sur la lune, comme l’avait fait le satiriste Lucien dans la Grèce antique. Là, sur la Lune, une fillette et sa mère commençaient à régler les problèmes de leur famille. Le dialogue était ironique et l’histoire particulièrement macabre.
Celle qui avait choisi le sujet de la dépression a écrit une parodie de science-fiction proche de Jonathan Swift, inventant des situations et des dialogues absurdes entre des chercheurs fous et leurs ordinateurs.
Et celle dont le choix s’était porté sur la médicalisation a écrit une histoire d’horreur sur un docteur qui commence à toucher aux drogues lui-même et plonge dans des cauchemars impliquant d’autres médecins dont les bureaux kafkaïens apparaissent puis disparaissent.
Résultats
La plupart des étudiants ont su passer du discours direct d’un article monologique à l’expression dialogique de chroniques ironiques. Puis ils ont abordé sans problème l’expression dialogique de l’ironie théâtralisée. Certains sont passés à côté et ont continué à écrire des textes à une voix pour appuyer leurs propres opinions et attitudes simplistes.
Pendant un atelier sur l’ironie, il nous faut transformer un écrivain virtuose du style en un personnage de carnaval. Dans cet acte qui consiste à écrire une chronique ou une histoire carnavalesque, il ne s’agit plus seulement de manipuler des mots ou des expressions, mais d’apprendre à vivre la vie des autres. Il faut se confondre avec les personnages et adopter leurs attitudes, les inclure dans un échange, au niveau du langage et à celui de l’intrigue.
Au départ, la description des idées principales du carnaval est très importante, mais il est sans doute encore plus important de trouver des exemples appropriés de ce type d’écriture. Il faut choisir des textes qui contiennent une grande variété de dialogues et d’attitudes. Comme le dit Bakhtine, Dostoïevski et d’autres auteurs ont su absorber l’ironie carnavalesque de la lecture de quelques-uns de leurs glorieux prédécesseurs, Rabelais, Cervantès, Shakespeare, Voltaire, Swift, et bien d’autres.
Conclusion
L’ironie n’est pas qu’une technique : c’est aussi et surtout une philosophie, une attitude envers la vie.
Bibliographie:
Théorie du rire et de l’ironie:
Bakhtine, Mikhaïl : La poétique de Dostoïevski.
Bakhtine, Mikhaïl : François Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge et à la Renaissance.