Cette semaine, Arlette Mondon-Neycensas vous propose d’écrire à partir de l’ouvrage de Corinne Lovera Vitali, 78 moins 39 (éditions Louise Bottu, 2016). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi) jusqu’au 15 mars à l’adresse suivante: atelierouvert@inventoire.com
Extraits
« J’avais aimé quand tu chantais pour moi, j’ai aimé quand tu as chanté pour moi, (ne vous déplaise) j’ai aimé tout ce que tu as fait pour moi mais jamais autant que lorsque tu chantais pour moi, rien n’a jamais été aimé par moi autant que ces chansons oubliées que tu chantais pour moi »
« Je m’en rends compte nous enterrons je dois bien m’en rendre compte nous enterrons, sans malice peut-être sans nous en rendre compte nous enterrons à la perfection, nous savons sans douter que le trou que nous creusons est de bonne profondeur, tout est juste lorsque nous enterrons nous sommes dans les temps nous sommes dans la mesure, nous savons nous passer de doute nous savons nous passer de peur (nous passer d’outils nous passer de mots), nous creusons nous enterrons nous bouchons, nous sommes silencieux le trou est bouché, le silence est bouché »
« … admettons, que je suis allée à l’école à deux ans, et admettons que ça a commencé là, à l’école, quarante et un moins deux, trente neuf ans que je souhaite sa fête à mon père, pas la saint Joseph la fête des pères, la fête de mon père trente neuf fois et lui soixante dix huit fois moins trente neuf égalent trente neuf lui autant de temps sans moi pour lui fêter sa paternité qu’avec moi et mon bonne fête papa, mais il ne faut pas oublier mes deux premières années il ne faut pas en profiter pour déclarer que mon père est resté autant de fois sans moi qu’avec… »
Proposition d’écriture
Corinne Lovera Vitali se nomme aussi CLV. Elle a fait paraître depuis les années 2000 de nombreux ouvrages pour enfants : l’étonnant Le bravo (Thierry Magnier, 2006), long poème à l’adresse des bébés ; puis Pirates des garages vides (Thierry Magnier, 2009, Le champ d’amour d’Anton (Casterman, 2016), Kid (Rouergue, 2016). Elle a également publié des livres pour adultes chez Gallimard, comme Nitti (2002) ou Nouvelle vie (2004).‘ce qu’il faut’ est paru peu de temps après ’78′ chez publie net en démarrant précisément depuis ’78 moins 39’.
Mais en juin 2016 paraît 78 moins 39, un petit recueil présenté par les éditions Louise Bottu. Ce titre énigmatique indique le calcul arithmétique qui permet de déterminer le nombre de fêtes des pères souhaitées par une fille à son père : « Trente neuf ans que je souhaite sa fête à mon père… la fête de mon père trente-neuf fois et lui soixante-dix-huit égalent trente-neuf. » Le « reste » de cette soustraction féconde est venu se déposer dans le recueil sous la forme de trente-neuf textes courts qui se jouent des mots, les bousculent et les répètent pour obtenir une poésie des sensations brutes de l’enfance — et les offrir à son père.
Chiffre et poésie se nouent donc dans ces fragments à partir d’une simple opération arithmétique. Je vous propose de dresser rapidement la liste d’événements qui rythment votre vie ou celle d’un personnage : un anniversaire, une fête, une commémoration, par exemple.
Ensuite, choisissez-en un. Puis lisez deux nouveaux extraits du recueil :
« Mes cheveux sentent les fleurs mon pyjama sent les fleurs mes blessures sentent les fleurs l’ombre sombre sent (la terre) les fleurs »
« J’ai tant manqué oui j’ai tant manqué qui m’a manqué comment dites vous vous, moi je dis j’ai manqué j’en dis le moins possible je cherche à entendre, question de langue, langue de terre langue d’eau langue de ciel, question sans interrogation question sans affirmation, pourquoi la langue de terre tenait elle à me reprendre, pourquoi me reprendre, pourquoi me »
Vous voyez comment le ciel, les nuages, l’eau, la pluie ou la terre servent à l‘auteur de langue pour faire entendre les sensations et les éprouvés du temps de l’enfance.
Je vous invite donc à choisir à votre tour « votre langue » parmi l’un des éléments, celui dont vous sentez qu’il correspond le mieux à la couleur de votre souvenir.
Ensuite, écrivez trois fragments. Chacun d’entre eux comprend une seule phrase et joue du rebond des mots, de leur répétition et de leurs sonorités. Déroulez un fil rythmique, moins pour raconter que pour faire entendre les traces déposées par cette évocation.
Lecture
78 moins 39 est un petit livre confidentiel, que j’ai découvert grâce à une participante assidue de mes Ateliers Ouverts dans une librairie de Bergerac. Son mail était accompagné de ce commentaire : « Un de ces textes à lire à voix haute sans quoi on est perdu… ce qui n’empêche pas d’être un peu perdu, à voix haute aussi, mais l’oreille est heureuse et l’esprit étonné se ravit des petits cailloux qui brillent ».
Ce recueil de prose poétique demande que l’on prenne le temps de lire et relire ses trente-neuf textes, écrits en une seule phrase et dans lesquels il n’y a pas d’autre ponctuation que les virgules… Ensuite, la magie opère : souvenirs et impressions se révèlent à la lumière des petits cailloux. L’écriture étonne, bouscule, les mots sonnent, se répètent, simples et justes. Ils savent traduire les perceptions de l’enfance, les sensations d’autrefois entre ciel et nuages, pluie et terre.
A.M.
Arlette Mondon-Neycensas conduit pour Aleph-Écriture à Bordeaux la formation générale à l’écriture littéraire et l’atelier Nouvelle-Instant en présentiel et par e-mail, ainsi que des ateliers ouverts en librairie à Bordeaux et Bergerac.