« C’est dans le sud » et « Bleue »

Il y a un mois, nous vous avons proposé d’écrire à partir de «Paris-Briançon » de Philippe Besson. Merci à tous de votre participation ! Parmi les textes sélectionnés, voici celui de Chantal Van Mulders et de Ghislaine Le Dizès.
Chantal Van Mulders

C’est dans le Sud

Pour l’atteindre, d’où qu’on vienne, il faut d’abord grimper. Au sommet, on marque le pas devant le cirque de collines bleutées qui l’entoure et dissimule aux curieux les étendues de vignes que l’automne rougit.

La route plonge ensuite vers ce gros bourg dont on devine entre deux virages les toits roses d’où pointe un clocher conique, les façades enchevêtrées qui dessaoulent à peine de la touffeur estivale.

Des quatre coins, les rues convergent vers le vaste rectangle de la place. Le vent du sud agite les feuilles des platanes qui abandonnent leur arbre à regret. Le soleil tombe en oblique sur les tables du bistro illuminant la poussière qui s’obstine malgré les coups de torchon répétés du serveur.

C’est jour de marché qui mêle entre les étals quelques touristes attardés d’octobre, comme ces quatre viking blonds à la langue rugueuse, et les gens du cru que n’importunent plus les hordes d’enfants. Deux anciennes se félicitent de leur teint frais. Une plus vieille encore heurte son déambulateur sur chaque racine qui déforme le sol. C’est sans doute sa sortie hebdomadaire, chemisier amidonné et jupe à fleurs, bagues qui accrochent la lumière. Une jeune maman porte son bébé en écharpe, l’air soucieux, elle hésite devant les poivrons puis continue.

Le fumet d’une paella attire les passants, la file s’allonge, les têtes se tendent. Y en aura-il pour tout le monde ? Devant ses poulets rôtis, le volailler s’ennuie. La dame au rollator s’approche de lui, les mains blanchies d’avoir trop serré les poignées. A son annulaire gauche, un solitaire a disparu.

C.VM

Ghislaine Le Dizès 

 Bleue 

 C’est un fleuve de France. Un pont sur le fleuve mène à une ville jadis frontalière des guerres de Vendée, monarchistes d’un côté, républicains de l’autre. C’est une place : d’un bord la Mairie, de l’autre une grande bâtisse façon sucre d’orge ou candi, avec deux tourelles en forme de guimauve. En décrochement, un hangar. Aussi terne, miteux et dépourvu d’épices que sa matrice est clinquante et sucrée. 

Devant le hangar, c’est une queue de gens. Des hommes, des femmes d’âges divers, si peu dissemblables, quasi uniformes dans leurs habits dégotés une semaine précédente dans le hangar où sont aussi fournis des vêtements.  

Une tâche de couleur, néanmoins, dans la file d’attente, un bleu roi, le blouson doudoune d’une femme cinquantenaire, encore belle malgré sa vie précaire. Ce sont ses yeux bruns et doux, eye-linés, et sa longue chevelure noire ondulée tombant sur le bleu du blouson. Chevelure visible en son sommet par l’homme qui la suit, il mesure au moins trente centimètres de plus qu’elle : de là-haut, son regard c’est un drone sur le fleuve de peau de la raie de la femme, avec des cheveux de chaque bord telles des pattes d’araignée majestueuse. 

En bas des cheveux, c’est le bras de la femme. Puis, au sortir du blouson bleu, le poignet se tend, et la main fine enfin prend, avec ses doigts aux ongles usés, la boîte de haricots de la banque alimentaire.  

Sur la boîte, l’étiquette orange fluo « Moins 30 % anti-gaspi » collée par l’hypermarché donateur près de la DDM périmée. 

 G.LD