Il y a un mois, nous vous avons proposé d’écrire à partir de « La ville de vapeur » de Carlos Ruiz Zafón. Voici les textes de Cécile Desbois et Nicole Suzuki.
Cécile Desbois
Le sixième jour
Le sixième jour, alors que je commençais à croire que j’avais rêvé cette rencontre, je m’engageai dans la rue des Miroitiers en direction de la Vieille Charité. Un brouillard aussi épais qu’inédit était tombé sur Marseille après les pluies diluviennes des heures précédentes.
Il était là, assis sur le parvis, transi ou quasi, fantôme brun sur marbre blanc, ses jambes amputées – rose la peau, rose, sur ses moignons, je l’avais vu l’autre jour – enfoncées dans des chaussettes épaisses mais désormais humides. Au moment où j’allais m’avancer, il se leva péniblement, prenant appui comme il pouvait sur ses béquilles. J’aurais pu accourir – je peux vous aider ? à peine une question –, m’emparer de ses sacs en plastique, enlever ce sac d’os, le voler au dôme prêt à le happer dans un abri providentiel. Je suis resté là, piteusement, derrière un pilier corinthien, à épier ses gestes douloureux. Bientôt, il fallut pourtant que je le suive pour ne pas le perdre des yeux. Sous les arcades, une boucle, un sample, le rythme de ses béquilles – l’une, sans doute démunie de caoutchouc, frappait plus durement le sol. Régulièrement, il devait s’adosser aux murs d’ocre, aux persiennes de bois, reprendre son souffle. Il bifurqua tout à coup dans la rue Voufre qui s’élève jusqu’à la Place aux herbes. J’en profitai pour monter à la volée l’un des innombrables escaliers du quartier. Arrivé en haut bien avant lui, je le croisais en redescendant, ombre haletante dans la brume, ployant sous l’effort. Il ne me vit pas mais s’arrêta au son du portefeuille tombant sur les pavés. Objet déchu, lesté de billets, lesté de honte. Ne pas m’être pas arrêté, de ne pas lui avoir dit ce que je m’étais répété tous ces jours et toutes ces nuits dans ma tête, remettre tout cela à une hypothétique prochaine rencontre.
Nicole Suzuki
La fin de la guerre
Quand je sortis, la trace de la jeune fille se perdait déjà sur l’étendue blafarde. Je la suivis dans une suite de rues et de maisons éventrées par les bombes et la misère jusqu’à la place de la Justice, où j’eus la chance de la voir monter dans une diligence qui remontait la rue de la Paix. Je courus derrière la voiture…
La France pansait ses blessures. La guerre avait fait de nombreuses victimes. Les bombes avaient détruit une partie de la capitale. Une coalition de femmes politiques s’étaient hissées à la première place, déterminées à faire la paix sur la scène internationale. Elles avaient édicté des lois pacifistes et prônaient la non-violence.
La langue française et la grammaire avaient été remaniées. Les rédactrices de la presse quotidienne étaient tenues de n’utiliser que des lexies et expressions féminines.
Les bombes, la misère
La fin de la guerre
La paix, la joie
Les urnes, la loi
La société, la sobriété
La liberté, l’égalité
La fraternité, la diversité
L’hospitalité, la laïcité
La scolarité, la sévérité
La poésie, la rêverie
La pédagogie
Je courais de toutes mes forces. Il fallait que je la rattrape. L’angoisse me serrait la gorge. Essoufflée par ma course, je rejoignis la voiture hippomobile arrêtée à une intersection. La jeune fille était là, assise près de la fenêtre : sa chevelure blonde balayait ses épaules. Je m’approchai d’elle :
– Vous avez perdu quelque chose.
– Ah ! c’est mon livre.
Sa voix avait une intonation étrangère. Je regardai avec inquiétude autour de moi. Je chuchotai :
– N’utilisez pas de lexies masculines. Elles sont interdites. Vous êtes étudiante ?
Sa physionomie s’anima.
– Je suis une réfugiée. J’ai raté la date d’inscription à la fac.
La boule dans ma gorge disparut soudain. Je savais ce que j’allais faire.
– Ecoutez, je suis enseignante à la Sorbonne. Je peux vous aider.