Candice Cottin « Tout le bonheur du monde », Jean-Pierre Milliet « Entre les doigts d’une femme »

Sur une proposition d’écriture de Béatrice Limon à partir du roman d’Astrid de Laage « De la main d’une femme », ces deux textes figurent parmi les douze sélectionnés.
Candice Cottin

Tout le bonheur du monde

Son téléphone vibre depuis ce matin, ceux qui n’ont pas pu venir lui souhaitent tout le bonheur du monde. Elle a un haut le cœur à chaque message. Ses sœurs, ses amies, sa mère, toutes lui assènent que son stress n’a rien d’anormal. Elle voudrait être seule s’il vous plait. Elle a besoin de deux minutes.

Une demi-heure plus tard, installée à l’arrière de la voiture elle guette les signes qui la feraient changer d’avis. Elle ne voit que des panneaux stop, des feux rouges, et, au kiosque à journaux, la couverture d’un magazine féminin “Écoutez votre intuition”. Un de ses magazines qu’elle a collectionnés pour trouver les décorations chics et bohèmes dont elle rêvait, y apprendre la subtile différence entre ivoire et blanc cassé, l’art d’une coiffure faussement négligée, ou encore comment réussir un maquillage naturel pour donner l’illusion d’un teint parfait.

L’illusion donc.

Sa robe hypocritement blanche la serre trop. Elle réalise qu’elle n’arrivera pas à l’enlever toute seule. Les robes de mariées ne sont pas conçues pour des soirées en célibataire. Elle n’a pas réfléchi jusque-là. Elle ne peut pas, concentrée uniquement sur chaque respiration. Inspirer, expirer, voilà quelque chose à sa portée. La voiture s’arrête devant l’église. Elle en sort, aperçoit son reflet et se surprend à se trouver belle. Elle s’avance dans l’allée, seul le bras de son père la retient de s’effondrer. Eucalyptus et pivoines bordent les bancs. Les regards sont tournés vers elle. Sous les chapeaux, des lèvres fardées de rouge qui ne souriront plus dans un instant.

Près de l’autel il l’attend. Elle s’apprête à lui dire non.

C.C.


Jean-Pierre Milliet                     

Entre les doigts d’une femme

 Le front appuyé sur la vitre arrière, Élise regarde les gouttes de pluie qui glissent lentement en traçant chacune un chemin sinueux vers le sol.

Elle y voit des notes qui chutent, comme si elles venaient de se décrocher de la portée, la laissant nue et muette.

La voiture redémarre et les gouttes s’entremêlent dans une cacophonie silencieuse. Elle imagine déjà le petit espace de silence qui va précéder la première mesure et qu’elle seule décidera de rompre. Elle. Juste en levant sa baguette…

Ce sera sa première fois avec un si grand orchestre, sa première fois avec Mozart.

Ses doigts caressent le cuir brun de l’étui qui lui rappelle la douceur du velours de la veste de son père quand il rentrait de l’étable et qu’il la prenait dans ses bras qui sentaient le cuir roux des vaches. Elle revoit la longue badine qu’il posait près de la porte en entrant. Elle la revoit entre ses grosses mains qu’il n’arrivait jamais à tenir propres. Et elle regarde ses longs doigts manucurés qui vont bientôt faire danser sa baguette à elle.

Sur le bord de la route, les fils électriques dessinent une portée qui n’en finit plus d’onduler, de se rompre, de reprendre, rubato, vivace… Ce sont les fils de l’étendage de sa mère. C’est le tablier sur lequel elle s’essuyait les mains, cent fois par jour.

Élise touche le lamé de sa longue robe noire. Quand elle montera sur l’estrade, cent visages attendront qu’elle brise le silence d’un geste précis et élégant.

JP.M.