« Bien-être », de Nathan Hill ou quand l’enquête documentaire nourrit la fiction

La vie est une fiction qu’on se raconte à soi-même. La seule réalité sur laquelle on peut s’appuyer est en fait la qualité de nos liens avec les autres. C’est ce que raconte entre autres choses le dernier livre de Nathan Hill « Bien-être » (Gallimard, 2024), un roman sur le couple, écrit à partir d’une vaste recherche documentaire sur le bien-être à l’ère des réseaux sociaux. Un récit particulièrement saisissant, pour ne pas dire : le livre de l’année 2024.
Véritable outil de compréhension des mécanismes de la fiction littéraire, « Bien-être » porte sur la construction du récit que nous faisons de vos vies. Un livre essentiel pour tout écrivain, qui y trouvera un concentré de théorie de l’art du récit sous forme romanesque. Un parfait exemple de structure romanesque où le fond et la forme s’épousent totalement.

« Bien-être », de Nathan Hill (Gallimard, 2024, Grand prix de la littérature américaine)

Car c’est bien de la structure du récit dont il s’agit dans le roman sous-tendu par l’idée du « bien-être ». Qu’est-ce qu’être bien ? Une construction personnelle ou sociale ? S’agit-il du récit que nous nous racontons sur nos vies, ou des contre-récits qui se déroulent autour de nous influençant la façon dont nous envisageons nos choix, tels des personnages de fiction plutôt que des êtres humains en nécessité d’aimer et d’être aimés.

Malgré la complexité du propos, c’est pourtant une histoire assez simple que Nathan Hill nous propose. Un homme et une femme se rencontrent alors qu’ils sont étudiants. La particularité de cette rencontre est qu’elle a lieu bien avant qu’ils n’osent se parler car ils habitent dans une résidence dont les fenêtres sont situées l’une en face de l’autre, leur permettant de s’épier mutuellement. La rencontre a finalement lieu dans un café. Flamboyante, elle recèle toutes les questions et thématiques qui seront une à une investiguées dans le roman. Ce n’est en effet que bien plus tard que l’on apprendra qu’Elizabeth, la jeune femme, est éthologue, spécialiste de l’analyse du comportement humain – dernière descendante d’une lignée de magnats de la finance-, et que Jack, photographe et enseignant, est issu d’une famille pauvre qui a vécu un drame dans leur ferme du Midwest. Ainsi, chaque chapitre constitue une enquête des origines qui vient tour à tour contredire ou authentifier une réalité d’abord cachée au lecteur.

De manière non chronologique, comme différentes couches nous préparant au dénouement final dans la trame narrative elle-même, la vie de ces deux êtres semble programmée par un destin inexorablement en marche auquel les différents éléments extérieurs, dont l’essor des réseaux sociaux et leurs contenus délétères, vont venir infléchir la course.

Il faut sept cents pages à Nathan Hill pour dérouler l’écheveau des origines et des conséquences de deux enfances marquées par une violence familiale en miroir, et c’est toute la subtilité de l’écrivain que de retenir ses effets, afin qu’ils soient pleinement éclairés par le récit qui en est fait. Présent et passé se mêlent ainsi en un continuum qui nous rappelle que notre présent est construit de tout ce que nous avons vécu auparavant, contaminant nos moindres pensées, et qu’il est si difficile d’identifier avec certitude nos émotions, sans le parasitage de tout ce qui nous entoure.

« Promue à la tête de la clinique du Bien-Être quand le docteur Sanborne prit enfin sa retraite, Elizabeth opéra un changement de cap : moins de contrats publics, une plus grande attention portée à la façon d’aider les gens, grâce à leur connaissance du placebo. Elle expliqua que la science médicale, obsédée par les données concrètes et les résultats reproductibles, avait très longtemps ignoré l’utilité du placébo. Lorsqu’un traitement fonctionnait seulement parce qu’il racontait une histoire convaincante, l’establishment médical le rejetait, lui préférant molécules et procédures à répliquer. Mais une histoire pouvait avoir autant d’effet qu’un cachet. Quand on se rendait au théâtre, par exemple, et qu’on y voyait une pièce si brillante qu’elle nous arrachait des larmes, c’était un placebo : une histoire qui modifiait la chimie de notre cerveau, face à laquelle seul un crétin fini demanderait : Pourquoi tu pleures ? ce n’est même pas vrai. La clinique du Bien-Être allait désormais créer des expériences fictives du même ordre, qui produiraient des réactions physiques et psychologiques réelles. Ils feraient, en quelque sorte, du théâtre biologique. » (Extrait p.420)

Mais ce livre est également la preuve qu’on peut écrire une autre forme de roman documentaire que le roman journalistique (en vogue aujourd’hui), par l’immense travail de recherche dont il est le fruit. Vous voulez tout savoir sur le fonctionnement de l’algorithme de Facebook et d’Instagram ? Comprendre ce que produit l’idéologie du bien-être et du développement durable ? L’impact des flux financiers mondiaux sur l’économie de la parcelle de terre la plus reculée d’un fermier du Midwest ? Alors lisez ce livre, le seul qui parle réellement de ce que tous, nous vivons aujourd’hui dans une société sursaturée d’information et de désinformation, à part non égale.

Si la fusion entre l’essai et le roman est possible, alors Nathan Hill l’a fait

Ce livre est vertigineux, extraordinairement bien écrit.  Si la fusion entre l’essai et le roman est possible, alors Nathan Hill l’a fait, en digne successeur de Dostoïevski, rendez-vous dans les tréfonds de la construction d’un couple, la théorie du placebo comme « la seule histoire qui guérit » et les ravages d’internet dans la vie d’individus cultivés.

Extraits :

Sur la notion d’hypertexte, qui déconstruit la notion même d’histoire :

« Le lien hypertexte, fit Benjamin, t’emmène ailleurs dans le réseau. C’est la plus grande invention depuis l’imprimerie.

– D’accord, fit Jack en reposant les yeux sur l’écran, je fais quoi maintenant ? Je continue à cliquer ?

– Oui

– Comment je sais quand j’ai fini ?

– Tu n’as jamais « fini ». L’histoire n’a pas de fin, pas d’arc dramatique, pas de développement, aucune des combines manipulatoires qu’on trouve dans les livres. Pas de cadre, pas de limites, juste des branches, totalement libres, une carte de significations que tu crées toi-même. Un hypertexte opère pour ainsi dire organiquement, comme l’esprit. Il est donc plus réel qu’un livre traditionnel.

– Ils sont plutôt réels pourtant, les livres » (p. 357)

Un peu plus loin :

« C’était, après tout, une époque de déconstruction, où les étudiants philosophes étaient formés à révéler les briques du monde – pour ensuite les mettre en miettes. Qu’arrive-t-il à un texte lorsqu’on élémine la causalité du temps linéaire ? Qu’arrive-t-il à l’art lorsqu’on élimine le sujet ? A la photographie lorsqu’on élimine l’appareil photo ? Qu’arrive-t-il au monde lorsqu’on élimine la vérité objective ? ».

Danièle Pétrès

Rédactrice en chef