Béatrice Grandchamp a longtemps porté en elle son livre-hommage à son compagnon : « Vivant dans ton silence ». Peu avant sa retraite, elle a décidé de se donner le temps d’écrire, et c’est en poussant la porte d’un atelier qu’elle a pu réaliser ce projet. Elle a suivi plusieurs modules de la formation de l’école d’écriture d’Aleph de 2017 à 2020 et a édité son livre l’année dernière. Nous l’avons rencontrée.
Extrait
« J’écris sur toi. Depuis des mois un flot de pages, d’instants dérobés à l’absence. Aujourd’hui – les souvenirs pourtant affluent – me voici arrêtée, incertaine. Comme si tout à coup tu freinais, tu résistais Que cherches-tu à empêcher, à me dire? Plongeant dans l’écriture, je nous ai éprouvés, deux âmes aboutées, telles les feuillets du tableau, chacune sa couleur, son histoire, mais de si loin unies ».
L’Inventoire : Quand vous est venue l’idée de suivre un atelier d’écriture et quelle formation avez-vous suivie à Aleph ?
Béatrice Grandchamp : Je savais que des ateliers d’écriture existaient, une collègue m’a parlé d’Aleph “Oser écrire”, l’intitulé répondait admirablement à mon état d’esprit. J’ai commencé par un atelier libre à l’occasion de portes ouvertes, qui m’a permis de sentir que “c’était possible”. Je me suis alors inscrite, la peur au ventre, à une session de trois jours animée par Sylvie Néron-Bancel, et là, la joie! D’être enfin là où je savais que je devais être, de sentir les mots advenir, les phrases prendre forme, une musique s’inviter, des histoires prendre vie – comme malgré moi, hors contrôle -, la volonté n’avait pas de place sinon celle de répondre de mon mieux aux propositions qui nous étaient faites. L’angoisse de lire à haute voix, de donner à entendre une part de moi jusqu’ici inconnue y compris de moi-même s’est peu à peu apprivoisée face à l’écoute, à la bienveillance des participants, tout aussi paniqués puis se laissant comme moi couler dans un échange qui nous émerveillait.
J’ai ensuite suivi, toujours avec Sylvie, les ateliers Trouver sa voix et son style, Techniques du récit, et enfin une session Finaliser un texte en cours, qui m’a permis, grâce à l’accueil bienveillant des participants à mon projet et à leurs retours, ainsi qu’aux encouragements sans faille de Sylvie, d’aller au bout de l’ouvrage que j’avais commencé.
Plus ponctuellement j’ai participé avec Hélène Massip à un atelier Poésie, plus récemment à une journée Écrire au milieu des arbres, à un atelier avec Sylvie autour de sculptures, au printemps dernier avec Arlette Mondon à un atelier ouvert sur Teams à propos d’un ouvrage de François Cheng (un de mes grands écrivains). Actuellement je participe à un atelier de 4 x 2 jours d’Initiation à la nouvelle avec Hélène Massip. J’envoie de temps à autre un texte à l’Inventoire, certains ont été publiés.
Les ateliers m’ont permis, à partir de propositions pourtant précises, de laisser sortir de moi et d’écouter, avec étonnement, une voix que je ne connaissais pas, qui m’était propre.
En quoi les ateliers d’écriture vous ont-ils permis d’accéder à votre propre écriture ?
Les ateliers m’ont permis, à partir de propositions pourtant précises, de laisser sortir de moi et d’écouter, avec étonnement, une voix que je ne connaissais pas, qui m’était propre.
Je ne pouvais que constater que chaque participant avait sa voix, son rythme, son univers, et je découvrais que moi aussi j’avais un imaginaire, que le travail en atelier permettait de libérer. J’ai aussi appris à être attentive à la manière dont les lecteurs recevaient mes écrits, à reconnaître comme ils pouvaient parfois résonner en eux, à entendre leurs questions, leurs observations, à épurer, à clarifier, à aller, comme je l’avais toujours souhaité, à l’essentiel.
L’Inventoire : Béatrice Grandchamp, comment êtes-vous venue à l’écriture ?
Je n’avais jamais écrit – ce qui s’appelle écrire- avant de participer à un atelier d’écriture, avant d’écrire cet ouvrage « Vivant dans ton silence » – et pourtant j’ai toujours su que j’écrirais.
En privé j’ai beaucoup écrit mon Journal, sans souci littéraire, mais avec toujours celui de trouver les mots justes. J’ai toujours beaucoup lu, et pratiqué diverses formes d’art, mais c’était toujours l’écriture qui m’appelait. Dans mon activité professionnelle, au Ministère de la Culture, je n’ai cessé de faciliter, d’encourager la pratique ou la réception des arts, mais je sentais un désir de créer, et pour moi ce ne pouvait être qu’à travers l’écriture. Tant de gens avaient déjà écrit, avec talent, que prétendais-je ajouter à ces milliards de mots? Ce sentiment m’empêchait.
Le décès tragique de mon compagnon en 2002 a ouvert en moi une béance, j’ai immédiatement su que je devais écrire sur lui, laisser une trace, approfondir et partager le mystère de sa vie et de sa mort. Il a fallu du temps, beaucoup de temps (plus de 15 ans) pour que cela soit possible. La retraite m’a donné – enfin – le temps, et la disponibilité pour répondre à cette nécessité.
Le livre “Vivant dans ton silence” est le fruit d’une sorte d’absolu. Il était inconcevable pour moi de mourir sans avoir rendu hommage à cet homme que j’ai tant aimé, qui m’a aussi fait souffrir, dont certains aspects de la vie et la mort restaient pour moi un mystère.
Pouvez-vous nous résumer le propos de ce livre ?
J’ai vécu 11 ans avec cet homme, nous avons eu un fils, très désiré. Au fil des années son comportement devenait étrange, empreint d’une panique, il semblait le lieu d’une lutte intérieure que je ne comprenais pas, il est devenu inaccessible. À la naissance de notre fils il s’est éloigné, nous avons fini par nous séparer. Il a commencé à avoir des pulsions suicidaires, de plus en plus violentes. J’étais terrorisée. J’ai tenté de l’aider, en vain.
Le silence qui a suivi sa mort tragique m’a sidérée peut-être autant que sa mort. L’urgence était d’aider mon fils de 10 ans à grandir, et toute mon énergie s’est concentrée sur lui et sur ma vie professionnelle. Mais ce silence me révoltait, je le vivais comme une injustice. Je ne voulais pas que la vie de mon compagnon se résume à sa douleur. Je connaissais sa force de vie, son talent et je voulais que ce soit cela qui reste. J’ai voulu avant tout lui rendre hommage. J’ai écrit d’abord pour lui, et pour mon fils, qui se taisait lui aussi, pour qu’il sache à quel point son père était quelqu’un de talentueux, de courageux, de vivant.
À quel rythme l’avez-vous écrit ?
Ne sachant comment, quoi écrire, j’ai commencé à décrire des objets qui me parlaient de lui, qui lui avaient appartenu (accordéon, fourgon …) ou qu’il avait créés (son bureau). Sous forme de textes courts, de fragments qui me rapprochaient de lui, me permettaient d’aller à sa rencontre.
J’en ai écrit une dizaine, selon l’inspiration d’un moment, sans plan d’ensemble. C’est alors que j’ai répondu à la proposition de formation “Finaliser un texte en cours”. J’ai écrit très régulièrement pendant une dizaine de mois, les sujets m’arrivaient, mémoires de moments de sa vie, de notre vie aussi, et j’écrivais. Peu à peu je tentais de reconstituer, à partir de ces fragments, une vie qui restait pour moi un mystère, une vie pleine de talent, prometteuse, et qui s’était effondrée. Par l’écriture, j’allais à la rencontre du mystère de cet effondrement.
Diriez-vous aujourd’hui que l’écriture peut être une forme de conversation ?
Le terme de conversation m’a surprise, mais en y réfléchissant … j’ai eu la sensation, tout au long de l’écriture, de sa présence derrière moi : en écrivant je revenais au temps de notre vie ensemble, malgré les nombreuses années passées loin de lui, je le voyais, je réentendais sa voix, je percevais son pas, je revivais mes émotions positives ou douloureuses, avec une netteté bouleversante. Il était là. L’écriture a bouleversé le temps. Le passé était là, maintenant, totalement présent. Parfois j’avais l’impression qu’il me soufflait ce qu’il désirait ou non qu’il soit dit au monde de lui. Mais il est vrai que tout au long de l’ouvrage je m’adresse à lui, “Tu…”. En ce sens c’est peut-être en effet une conversation, mais comment dire, pas une conversation mot à mot, question-réponse, mais un échange de vie à vie, comme je l’ai écrit quelque part, d’âme à âme. Une expérience étrange, merveilleuse. Je ne sais l’expliquer.
Qu’a transformé en vous l’écriture de ce livre ? Et avez-vous trouvé en l’écrivant quelque chose qui manquait jusque-là à votre compréhension de votre histoire ?
Ce n’est pas l’écriture, du moins me semble-t-il, qui m’a permis de comprendre – ne serait-ce que partiellement – son histoire et ma propre histoire. Mais une longue exploration des profondeurs de mon corps, à la recherche des émotions enfouies, encalminées en lui. L’écriture m’a amenée à traduire ces ressentis, le plus fidèlement, le plus clairement possible. À pouvoir les partager. Elle ne m’a pas apporté de réponse, mais m’a permis d’exprimer ce que j’avais vécu et n’avais su transmettre, d’énoncer mes questionnements, de suggérer des hypothèses… Par elle j’ai pu entr’ouvrir un monde et l’offrir aux regards, à d’autres consciences. Surtout, l’écriture m’a permis de sortir P. de l’état de mort où je le sentais relégué, pour le ramener, vivant, lui redonner sa juste place parmi les hommes.
Ce que l’écriture de ce texte a transformé en moi, c’est la découverte que porteurs d’une énergie réellement agissante, les mots ont ce pouvoir de transcender le temps, non pas bien sûr de vaincre la mort mais de la transcender. Au-delà d’eux-mêmes, ils engagent une conversation entre les humains, font entendre le bruissement des âmes.
La particularité de votre livre est de s’appuyer sur des photographies pour composer des courts récits. Écrire à partir des photos vous a-t-il aidée, ou ce montage est-il venu dans un second temps ?
Je n’ai pas écrit à partir de photos. Elles ont été ajoutées au moment de la mise en page. L’idée est de Sylvie, une très bonne idée semble-t-il, de nombreux lecteurs m’ont dit les avoir appréciées. Je suis aussi très heureuse de ce choix, elles rendent mes récits plus vivants, plus concrets. Cela a existé véritablement, semblent-elles nous dire.
Comment avez-vous procédé pour les choix graphiques et d’impression de ce livre remarquablement édité?
S’agissant de l’impression, je souhaitais réaliser un bel objet, un très bel objet, digne de mon compagnon, de son sens du beau, un objet qu’il aurait aimé, qui lui ressemble. Seule j’en aurais été incapable. J’ai fait appel à un graphiste, Jérôme Séjourné (agence Perluette) avec qui j’avais eu l’occasion de travailler professionnellement, et dont j’avais beaucoup apprécié la finesse, l’esprit d’ouverture, la capacité à traduire de manière artistique (et avec une patience infinie) les demandes du commanditaire. S’agissant d’un projet aussi personnel, j’étais très embarrassée mais Jérôme a agi avec un tact et une délicatesse extrêmes. Il a lu le texte. J’ai choisi le format, il m’a montré divers exemples, puis m’a proposé des couvertures rappelant la charpente, faisant écho à la passion de P. Pour cela il m’a proposé non une imitation de bois, mais un “écorcé” (ce que l’on trouve sous l’écorce).
Il a aussi proposé pour la couverture et les sous-titres un caractère raffiné, avec des éléments manquants, que l’on retrouve dispersés sur la 4è de couverture. J’avoue avoir été extrêmement touchée de ces propositions si délicates, si justes. Il s’est ensuite occupé de tout, mise en page des textes, des photos, suivi de l’impression … en m’associant à chaque étape.
Aviez-vous choisi d’emblée l’auto-édition, s’agissant d’un livre de mémoire ? Ou aviez-vous pensé aussi l’envoyer à un éditeur car c’est un texte d’une grande qualité littéraire ?
Je ne souhaitais pas rechercher un éditeur pour ce texte, qui n’avait pas vocation à une large diffusion. J’ai choisi de l’éditer moi-même, à mes frais. J’en ai tiré 50 exemplaires, que j’ai diffusés à ma famille, à mes amis. J’ai reçu de nombreux retours, tous encourageants. Les personnes qui ont connu mon compagnon ont été frappées de le retrouver si bien, ce qui m’a touchée évidemment, et un très grand nombre de lecteurs se sont sentis bouleversés.
Qu’a changé dans votre vie cette publication ?
Aujourd’hui je souhaite continuer à écrire. Je voudrais un projet moins personnel, moins douloureux … mais porteur d’un souffle aussi puissant … est-ce possible? Tous ces retours m’encouragent à poursuivre.
L’écriture n’a de sens que si elle rend plus vivant, j’en suis de plus en plus convaincue.
Merci.
Les formations à l’écriture littéraire suivies par Béatrice
Oser l’écriture : juillet 2017
S’approprier les techniques de base du récit : automne 2017
Trouver sa voix et son style : automne 2018
Finaliser un texte en cours : début 2019
Initiation à la nouvelle : 2020-2021
Sessions ponctuelles :
Atelier Poésie : février 2018
Elles, ensemble (sculpture) : novembre 2019
Atelier ouvert François Cheng : mai 2020.