Dans un café je l’aperçois par hasard, assise à quelques mètres de moi. Je ne l’ai vue que sur la couverture d’un livre. Elle a les cheveux relevés et noirs et ne ressemble pas vraiment à sa photo. Pourtant, c’est à son attitude que je la reconnais, tandis qu’elle est assise face à un grantécrivain des éditions étoilées, qui lui parle sans discontinuer de Robbe-Grillet et des choses de la vie.
Elle écoute, avec cet air un peu distant, comme une entomologiste regarderait un papillon, hésitant entre le capturer ou le laisser filer. L’écrivain se révèle à la lumière tamisée des bougies du café sans tellement de mystère. Peut-être réfléchit-elle déjà à la manière dont elle va l’épingler, ou pas. Peut-être le grand écrivain ne fait pas complètement le poids avec Alain Robbe-Grillet, peut-être a-t-elle vu trop de grantécrivains qui ne s’intéressent pas vraiment à elle, parce qu’elle a été archiviste dans une vie antérieure, qu’il voudrait peut-être qu’elle mette en ordre tous ses brouillons, ou tout simplement parce que le grantécrivain ne peut pas imaginer qu’elle soit, elle aussi, un grand écrivain. Elle est trop belle pour ça.
C’est le manque d’émulation de la conversation, sa dissymétrie qui me frappe. Le grantécrivain parle de lui, occupant l’espace de ses bras, tantôt tendus vers le haut tantôt vers le bas. Elle lui donne brièvement la réplique, quasiment immobile, comme on lance une cacahuète à un lion. Avec attention, précaution même, mais sans passion. Je me demanderai alors comment le grantécrivain a pu imaginer intéresser une figure aussi peu conventionnelle avec ses anecdotes littéraires de second plan. Peut-être que sa beauté un peu austère, pas de bijou pas de maquillage, l’a trompé. Non, elle n’est pas un curé à confesse, ni sa mère. C’est une femme qui aime rire, être séduite et étonnée.
Ainsi, quand je lirai quelques jours plus tard son dernier livre « Aucun respect », prendrai-je toute la mesure de cette scène observée dix minutes par hasard dans un café du 6ème.
« Aucun respect » est l’histoire d’une jeune-femme qui arrive à Paris pour suivre des études de lettres. Sur recommandation d’un cousin, elle fera un stage dans une fondation destinée à garder les archives des écrivains français (encore vivants). On n’est pas sérieux quand on a vingt ans, et heureusement, sérieuse, jamais elle ne le sera, même en compagnie de Robbe-Grillet et de sa femme Catherine. Aucune concession envers les facéties de l’inventeur du Nouveau roman, mais une amitié admirative pour l’œuvre, oui.
Il y a dans ce roman, la vie de bureau et ses intrigues universelles, des déménagements d’archives en Normandie, une secrétaire, un Sous-Chef, et un Chef, sujet aux passions sans réciprocité. Son entourage professionnel s’en désole, avant de comprendre que la personnalité dont on collecte les archives, a déteint sur lui.
Extrait (p. 152)
« Le directeur administratif avait menacé. Si le Chef les mettait dans la même position que la dernière fois, il démissionnerait. Joseph, sombre comme rarement, moralisateur comme jamais, tentait de contenir les choses en reprochant au Chef son tempérament sentimental.
L’Adjointe avait quant à elle abandonné tout espoir que quoi que ce soit puisse se faire normalement dans cette boîte, et annoncé qu’elle n’y laisserait ni sa santé, ni sa beauté, ni son talent.
Le Chef leur avait répondu qu’il fallait se calmer, que sa nouvelle amie ne travaillait pas à l’Institut, qu’elle n’en avait d’ailleurs pas l’intention, qu’il était très heureux et qu’ « Alain » l’aimait beaucoup.
Personne n’avait vu le rapport ; malgré tout, on avait été soulagé. La rationalisation Robbe-griettienne des rapports amoureux avait déteint sur le Chef, devenu méthodique et serein.
Joseph avait dit qu’au fond tant mieux, Robbe-Grillet, c’était moins cher et plus amusant qu’une psychanalyse ».
Ce récit enlevé, tonique, drôle, est d’une finesse exquise, on ne voudrait pas qu’il se termine, tant on ne se lasse pas de ses portraits si justes, remplis d’une énergie communicative. Chaque petit personnage de l’entreprise est entraîné dans la grande histoire de la constitution de l’Institut normand. Robbe-Grillet bien qu’il en soit la figure centrale, n’en est pas la figure la plus intimidante. Rien n’intimide Emmanuelle Lambert, et c’est ce manque de respect pour la Figure du respect qui est si réjouissant ; parce qu’un travail ce n’est jamais qu’un travail. Ce qu’on en retient est ce qu’on en a fait, trente ans plus tard.
Danièle Pétrès
« Aucun respect », Emmanuelle Lambert, éditions Stock 2024