À offrir aux enfants du secret : « 11 quai Branly », Mazarine M. Pingeot

Mazarine M. Pingeot « 11 Quai Branly », éd. Flammarion, octobre 2024

Flammarion vient de lancer une nouvelle collection de récits autobiographiques : « Retour chez soi ». Il s’agit de faire retrouver un lieu de son enfance à un écrivain le temps d’une journée et d’une nuit. C’est Mazarine M. Pingeot qui inaugure cette collection, avec un retour dans un lieu où elle a été cachée, qu’elle apparente à « une scène de crime ».

« J’ai vécu quai Branly de neuf à seize ans. Ce qui correspond à ce qu’on appelle une adolescence. Ça n’en était pas seulement le décor, mais également le tombeau ».

C’est un non-lieu, un appartement impersonnel de trois cents mètres carrés dédié aux serviteurs de l’État que Mazarine Pingeot va occuper sept ans avec sa mère et son père, François Mitterrand, élu Président de la République.

Elle y revient parce qu’elle a accepté la commande de son éditrice, celle d’écrire le récit d’un retour sous la tension d’une date redoutée, convoquant pour s’y préparer, d’autres lieux. Celui où elle vivait avant, dans l’appartement biscornu et chaleureux du quartier latin avec sa mère ; la maison familiale du Sud-Ouest, où Mazarine Pingeot n’était pas considérée comme clandestine, avait une identité qui la reliait à une famille légitime, installée, avec un nom sur la boite aux lettres et une adresse. Une famille au sein de laquelle elle n’avait pas besoin de dissimuler son identité véritable.

Tout est convoqué et même son quotidien d’enseignante à Bordeaux, pour retarder cette confrontation avec le gouffre du 11 quai Branly, lieu du bonheur quand la famille était réunie, et du désarroi quand elle y était seule, cachée derrière les lourdes portes d’un immeuble gardé par des gendarmes. L’endroit, anonyme, s’apparentait beaucoup à la cellule d’une prison. Le fer forgé coupait de l’extérieur, de la rue vivante, des commerces, et surtout des autres… Parce que personne, à part les gendarmes ou hauts fonctionnaires chargés de la protéger ne savait qu’elle était là.

Comment se construit-on quand on ne devrait pas être dans un lieu mais qu’on y est quand même ? Qu’on doit aller à l’école et avoir une vie normale, mais ne pas dire que son père vit clandestinement lui aussi dans l’appartement, ne jamais inviter des camarades chez soi ? Parce qu’il n’y a pas, ou plus de « chez soi ». Il y a un sas où l’enfant attend de comprendre, souvent dans l’anxiété, ce qu’il se passe exactement dehors et comment faire pour être à la fois « la fille de son père et « pas la fille d’un président de la République », puisqu’elle est effacée de la photo officielle de sa vie publique.

Ce n’est pas un hasard si l’année de la publication de ce livre, Mazarine Pingeot ajoute à son nom le M. de Mitterrand dans son essai « La vie sans », comme une reconnaissance à l’envers de sa filiation. Une filiation contenue dans une seule lettre. Car si un père peut vous reconnaître, même tardivement, un enfant peut faire le choix tout autant, de différer cette reconnaissance en ne l’inscrivant pas dans son patronyme. Avec ce M., Mazarine Pingeot accepte d’assumer son père de la seule manière dont un écrivain peut le faire : en l’inscrivant sur la couverture d’un livre, parce qu’un livre est le lieu de la création de l’identité choisie.

Il faudra une vie à Mazarine Pingeot pour comprendre comment on peut à la fois être aimée et cachée, libre et captive, devenir brutalement à 18 ans un personnage public, et comment redevenir la personne privée qu’elle doit sans cesse reconstruire.

Je ne dévoile pas la fin, mais ce récit, mené comme une enquête sur une identité fragmentée, semble se dénouer dans le dernier chapitre. Car comme souvent, les raisons d’un secret peuvent en cacher un autre. Elles sont souvent plus humaines, et banales, que la raison d’état. Ainsi, s’ajoute en arrière-plan, l’histoire d’un père qui gardait tout ce qu’il avait de plus précieux et de plus essentiel et vital, pour lui. Alors il a gardé le secret sur sa fille. Heureusement, un jour elle a pu s’échapper de l’appartement du 10, quai Branly. Aujourd’hui c’est elle qui choisit de lever les conditions du secret. Comme une levée d’écrou.

Danièle Pétrès. Rédactrice en chef

Photo de couverture © Astrid di Crollalanza