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« Une personne malvoyante aimerait participer à ton atelier d’écriture, tu es d’accord ? »

Spontanément, j’avais répondu, oui ! bien sûr. On n’écrit pas avec les yeux, je n’avais donc aucune raison de refuser sa présence. A dire vrai j’étais même assez curieux de cette rencontre. N’était-elle pas, en dehors du fait que j’étais heureux d’ouvrir l’atelier à une personne peu commune en ce lieu, une occasion de découvrir la création d’un écrivain dont les émotions étaient, pensais-je alors, sollicitées d’une façon différente, supposant un cinquième sens singulier qui aiguisait ma curiosité ?

Je ne me posai pas très longtemps de questions sur la faisabilité de ce projet, pas plus que je n’estimai l’incidence de cette présence dans mon groupe. Un aveugle dans mon atelier d’écriture, ah ça c’était une belle expérience. Pour l’instant, j’avais accompagné toutes sortes de difficulté, mais de celle-là, je n’avais guère idée.

Quand il s’est présenté le premier jour, je fus un peu surpris par la forme et la taille de sa canne. Elle devait mesurer au moins un mètre cinquante et ne ressemblait en rien à l’honorable canne blanche que j’avais pris l’habitude de faire traverser aux clous (abusivement, je le sais maintenant, notre aide étant perçue souvent plus comme une violence que comme un soutien).

Je vis donc arriver, issu du noir (la nuit tombe tôt ces jours-ci) un double de Ray Charles qui, après avoir traversé à tâtons le labyrinthique accès du 7 de la rue St Jacques, se présentait afin de participer à l’atelier. Je le guidai jusqu’à la table commune, nous nous présentâmes et je commençai la séance. En rien sa présence ne modifia le rituel, il me fallut juste adapter ma gestuelle et trouver assentiment autrement que par le mouvement de tête habituel ou le regard complice de celui ou celle qui témoigne de son initiation. Je lui demandai donc si tout était clair. Ce à quoi il me répondit « ben oui ! Pourquoi ? »

Le moment de l’écriture étant venu, chacun se munit de son stylo et de sa feuille, lui de son ordinateur. Tout allait bien, je n’avais plus de crainte à avoir, je me demandais seulement comment il allait faire pour lire. Mais chaque chose en son temps, pour l’heure il fallait écrire, tout était donc en ordre.

Je prenais quelques notes sur mon carnet quand j’entendis une voix sourde, glissant de quelques oreillettes ou  plus justement d’un casque, qui répétait à chaque  frappe la lettre saisie. Ce qui donnait à peu près ceci, Ah ! Cé ou cè ! igrec ! Aime, pé ou paix ou même p… doublevé ! point. J’ai : ah ! iii ! J’en fus saisi, où ses i, je ne sais plus exactement, mais effaré je regardai les autres participants qui mine de rien firent un temps comme si tout était normal, mais laissèrent rapidement s’exprimer quelques signes de désagrément pour ne pas dire de gêne. Qui sortait discrètement une boule Quies, qui appuyait plus que de coutume sa tête dans le creux de sa main, qui encore déplaçait sa chaise hors du champ sonore, mais en pure perte, afin de jouir de la paix nécessaire à l’advenue du texte.

Dans l’instant je me sentis pris de court. Je ne voyais d’autre solution que celle de proposer à cet homme de bien vouloir diminuer le son de son appareil et de demander  aux autres participants de s’installer dans les recoins de la grande salle. Il me dit qu’il ne savait pas baisser le son de son appareil, mais qu’il allait se renseigner. Nous accueillîmes donc cette voix et c’est au rythme des O ! des es, de air et des baies que nous poursuivîmes l’écriture.

Quand vint le temps de la lecture, nous constatâmes que son texte était parfaitement écrit sur l’écran et qu’il  ne restait plus qu’à le lire. Mais le lire ! C’était un autre problème, l’écran n’était pas en braille, comment allait-il faire ? À ma question il répondit « mais c’est l’ordinateur qui lit ! » Aussitôt j’imaginai les cascades de O, les labiales voyellées, quelques palatales hirsutes. Mes oreilles étaient au bord de l’obstruction. Mon bon génie me proposa alors une alternative qui me sembla acceptable : je proposai à une jeune femme, qui s’était présentée comme étant comédienne, de lire son texte. Proposition qui fut par l’une comme par l’autre acceptée.

À la fin de la séance, je lui demandai ce qu’il avait pensé de l’atelier, s’il avait aimé écrire à partir de cette proposition et s’il se sentait bien dans ce groupe. Une nouvelle fois ma question sembla l’étonner, mais c’est avec beaucoup d’indulgence qu’il me répondit. Je lui rappelai de ne pas oublier d’apprendre comment il serait possible d’atténuer le son de son ordinateur. « Oui ! Oui ! bien sûr, il n’y a pas de problème. »

La semaine suivante, j’attendis avec la plus grande impatience qu’il réponde à cette question que je m’étais entraîné à lui poser de mille manières possibles. « Dites-moi, est-ce que vous avez pu trouver de quelle façon baisser le son de votre ordinateur ? Vous a-t-on renseigné à propos… ?  Quelqu’un a-t-il pu vous indiquer comment le réduire ? Le moduler ? C’est ça ! faire un peu moins fort… oui ! pourquoi pas, serrer un peu plus votre casque. Vous comprenez, que la dictée soit silencieuse… »

« Ah ! mais ce n’est pas grave, cette semaine j’ai amené une petite tablette braille. »

Dieu merci, sa cécité maquilla un sourire de satisfaction que je réprimai au plus vite, tant, je ne sais pas s’il est utile de le préciser, j’avais de respect pour cet homme, sa volonté, sa détermination et l’écriture que je me promis de découvrir et d’accompagner au mieux de mes moyens.

J’entamai donc, rasséréné, la présentation de la proposition d’écriture, tout à la joie de garantir à chacun un cadre respectueux et de bonnes conditions de travail.

Chacun se mit à écrire. Enfin !  pas tout à fait, pas tout de suite. Cet homme qui focalisait  depuis le début de la séance toute mon attention, restait en arrêt, perdu dans ses étoiles. Sa non voyance autorisant ma curiosité, je l’observais, intrigué par l’univers mental et les représentations qui devaient occuper son esprit. Il tenait de la main droite le poinçon à manche de bois, attentif sans doute à quelques mots errants, quelques pensées fugaces sur lesquels il abattit soudain son pic acéré, clouant sans rémission les signes au papier qui gémit une bordée de tac tac tac tac tac courroucés et de tic tic tic tic qui me semblèrent très inspirés. J’en sursautai.

Tous relevèrent la tête, mais déjà heureusement pris par leur texte,  se remirent au travail.

L’heure s’écoula. Le tic tac prit la place d’une horloge patiente, témoin bienveillant d’une rencontre dont les mots et les textes témoignent depuis, séance après séance.

Jean-Louis Escarret

Ecrivain, photographe, cinéaste, animateur d’atelier d’écriture (aleph écriture Paris, Université Inter-âges  de Melun, Association Aurore,  etc.), Jean-Louis Escarret est le

créateur de l’association Aphanèse ‘’l’écriture en marche’’  http://aphanese.viabloga.com

Il est l’auteur de deux romans : Après-tout, et Les Ombres claires, ed. Manuscrit et coréalisateur du documentaire « Regards » sur l’œuvre du peintre André Jomelli et la série réalisée d’après les variations GOLDBERG de J.S Bach.

 

 

 

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