Il y a 15 jours, Arlette Mondon-Neycensas vous a proposé d’écrire à partir de l’ouvrage de Corinne Lovera Vitali, 78 moins 39 (éditions Louise Bottu, 2016). Voici les 7 textes, pleins de tempérament, que nous avons sélectionnés.
Marie-Pierre Chaduc : In the mood for love
Ne me retiens pas je m’en vais enveloppé d’étoffes légères la tête penchée sur le côté droit vers cet horizon en noir et blanc bordé de brumes mes pas s’éloignent ne me restent dans l’oreille que leur écho comme une pulsation qui envahit tout l’espace avant le vide où plus rien n’existe où même le marcheur le plus téméraire disparaît happé par les djinns je pars sur des chemins que tu ne connais pas je pars poussière emportée par le vent d’autan sur des chemins qui se dérobent le cœur lourd la tête sans raison penchée à droite les reins creusés je pleure à chaque pas la soif m’étreint je ne durerai pas
Ne me retiens pas je m’en vais je ne reviendrai pas nous avons brûlé nos vaisseaux dans de vaines batailles ne me restent dans l’oreille que l’écho assourdi des cris du tumulte du bruit sourd de la chute des tisons enflammés sur les toits de chaume ne me reste imprimé sur la rétine que l’éclat de ce feu immense qui nous a rendus aveugles ne me restent dans la main que quelques morceaux de charbon de bois qui me brûlent la paume ne me reste pour tout viatique que la plainte qui s’échappe de moi comme un sanglot comme le sang d’une blessure qui suinte et s’envenime je ne durerai pas
Je me retiens pas il est déjà trop tard je suis passé poussière poussée par un vent mauvais de l’autre côté de l’horizon en noir et blanc bordé de brumes et de chagrins je ne te vois plus ne t’entends plus je sens quand je pense à Toi encore un peu de chaleur près du cœur elle diminue ma tête légère penche toujours vers la droite je n’y pense plus je ne pleure plus le sang ne s’écoule plus de mon côté la blessure a presque séché mais la déchirure demeure incandescente je n’entends plus les sanglots des violons courir le long de ma plainte je n’ai pas froid je n’ai pas chaud je n’éprouve pas de désir je ne durerai pas
M-P.C.
Marie Claude Saby : L’accident
Mention d’intersection : ATTENTION, feu rouge, je bouge… encore, m’endors ; soleil rouge de printemps, pas de temps… à perdre, le sang déboule, coule et roule, rouge à ma lèvre en fièvre, à ma rouge gorge, rouge du fourgon qui hurle des sons, des klaxons, des chansons au petit chaperon… rouge dont le manteau se déchire sous le choc du pare-choc ; ça claque explose et pique ; rideau rouge sur paupières closes, nul n’ose, nul ne bouge, le corps engourdi frémit ne sent rien, c’est bien, plus rien, ni peur ni douleur ni chaleur ; il flotte, gambade et cavalcade… ailleurs, en embuscade, loup où es-tu ? M’entends-tu ? Chaperon rouge gémit, se rétrécit, se racornit ; rien ne bouge sous les blouses, trop de rouge à l’heure où le soleil s’allume et que je m’éteins.
M.C. S.
Marion Gourdin
J’entends encore ce crac, comme un éclat de bois sec qui sent la terre, j’entends encore l’impact, sec, cette claque, comme deséclats de moi qui vire au vert, virevoltent jusqu’à parterre, j’entends l’éclat de verre, soudain j’ai froid, j’entends l’éclat de voix, soudain l’effroi, la poussière.
J’entends encore ce râle, je sens mon corps j’ai mal, je sens encore le sang, j’entends encore le temps, dans mes tempes, cogne, la terre, le sol, dans mon corps, je sens encore le goût de fer, entre mes dents, depuis le temps, depuis ce jour, depuis tout ce temps, j’entends encore dans mon corps, dans mon cœur, je sens l’envie d’éther qui étreint, je sens la vie du corps qui s’éteint, j’entends le tout autour se taire, nez dans la terre, ce goût de fer, persistant, j’entends, je sens, l’étau se resserre, Lucifer, plus rien n’éclaire.
Depuis douze ans, quand vient ce jour ressurgit l’instant, si court si loin, si intense, quand j’y pense, j’avais douze ans, j’y repense, ces fractures, dans le corps, dans le cœur, l’usure, la rupture, il y a douze ans, j’avais douze ans, dans mon corps, des fêlures, des cassures, et ce jour depuis douze ans, j’y repense, et re-panse mes blessures, désormais, maintenant, à jamais, un avant, un après, un plus jamais, un plus encore, des pleurs, la peur, la sueur, la douleur, j’avais douze ans, il y a douze ans, j’entends encore, je sens encore le goût de terre, ce goût de fer, y a rien à faire, il y a douze ans, j’avais douze ans, ce fut violent, cet accident.
M.G.
Marina Caetano-Viellard : Les mots du soir
Je dis les mots les mots du soir, un orage badaboum l’eau qui coule et le tonnerre badaboum, tu t’abrites sous la couette je te serre sous la couette dans mes mots les mots du soir, c’est pour rire ou pour dormir et puis plouf dans la flaque, pyjama azuré susurrés les mots du soir, doux câlin câlin du soir, l’eau qui glisse sur un mot ou mes lèvres sur ta peau un baiser baiser du soir.
J’aimais tellement nos histoires, histoires du soir et petit ours et sur la plage les châteaux, la mer la mère des histoires comme un torrent cent fois dans l’eau, mêmes histoires d’affilée filer vous lire raconter chanter délires des histoires, histoires lues ou inventées vos rêves peurs ou dents de lait.
Je t’entoure de mes bras je lis tout bas, ton oreille sur mon cœur je lis tout bas, plongée dans mon ventre chaud sirène magique nage dans mes mots, l’horizon est bleu mouillé je lis tout bas, toujours la mer la peau salée, vague poisson sable galet.
M.C.
Monique Garguilo
Ma sœur sous le soleil, le soleil l’a couchée au sol, saisie par le col, trop chaud, trop de soleil qui colle puis coule en sueur sous les aisselles, ruisselle et cogne la tête, ma sœur frappée d’un coup de soleil ne se relevait pas.
Les rayons obliques liquéfient l’attente et ma peur, peur que ma sœur, la plus grande, moi je suis la petite, peur qu’elle ne puisse plus jamais se redresser, se relever, se mettre debout, mettre ses pieds bout à bout, peur qu’elle ne marche plus sous le soleil plus bas maintenant, maintenue inerte au bout de cette rue du marché.
Le soleil se couche et je touche, j’essaie de toucher, j’ose tendre la main, le bout des doigts, je pose la paume de ma main bien ouverte à présent, la peur s’estompe, je prends mon courage dans les derniers rayons rouges du soleil assassin, je pose la main sur le cœur de ma sœur, je suis du bout des doigts le sillon sombre sous les sourcils, j’essuie le noir des cernes sous les yeux de ma sœur, ma main ouverte discerne les zones éclatées de son cœur, il n’y aura plus jamais de soleil battant dans ses veines, ma sœur, la plus grande, est partie dans une nuit où je ne peux la suivre.
M.G.
Muriel Denis
C’est bouleversant la voix ça m’intéresse la voix disparue je la cherche et elle me revient, elle me revient dans la tête je la cherche et elle revient je la retrouve je la cherche j’y suis en plein dans la voix on peut pas dire que j’entends des voix ça avec moi c’est pas possible, pourquoi pas les objets ou les animaux qui parlent aussi, cette histoire de la voix de l’écriture de la voix et du corps c’est bouleversant quand la voix est derrière soi quand j’y suis j’entends la voix et c’est là où je dois être là où je m’affole ou j’ai envie de rester où je m’apaise où je reste silencieuse la voix comme un espace un terrain une parcelle la voix comme une main réconfortante posée sur la tête, une vague tendre ce geste c’est bouleversant.
Il file entre mes doigts le soleil tape sur ma nuque et je suis assise au bord de l’eau, les jambes léchées par la grande marée il coule entre mes doigts je suis la reine de mon château mon château de sable croulant de sable mouillé, croulant des plis et des replis du sable mouillé le château coule entre mes doigts, j’ai une natte et deux barrettes mais les mèches s’échappent tout de même avec le vent salé il fait chaud, le sable glisse entre mes doigts ma copine fait couler son château aussi, elle est toute concentrée comme moi, nous ne parlons pas nous regardons grandir notre château
Avant je prenais l’ascenseur et les sens interdits avant j’avais les cheveux bouclés, un goût dans la gorge à l’idée de quitter ma mère, un ticket de métro jaune, avant j’aimais les rillettes, mon père râpait les carottes, le mercredi soir on mangeait de la brandade de morue surgelée et des moules frites les samedis avant j’avais deux grand-mères puis une puis plus avant je montais la sente avant j’étais une petite fille.
M.D.
Véronique Hallo
Juillet, l’immersion, l’immersion me gagne, je gagne à m’immerger, ma langue est d’eau, mon Languedoc, mon dos languit, mon dos s’alanguit, ma langue est d’eau, dorée, do ré mi et nos langues se lient.
Au cours de la plongée, je perds le fil, je coupe court à mes pensées, mes pensées se délitent, le fil se démêle, je me relie à mon cordon, les eaux utérines défilent, les eaux utérines des filles, défilé de souterrains, défilé de sous-marins.
Et le ruissellement en sortant, sortie du ruisseau, soubresaut, saut de chat, chaleur contre moiteur, la moitié dans l’eau, la moitié du haut et je reprends ma peau.
V.H.