Vos textes: Ecrire à partir de Claude Simon « Le Cheval »

Il y a trois semaines, Alain André vous proposait d’écrire à partir du texte enfin réédité du Nobel de littérature Claude Simon : Le Cheval (éditions du Chemin de fer, 2015). Voici 7 textes sélectionnés en réponse. Nous vous remercions tous de votre participation !

IMG_1076 1Alice Mac Coy

La bataille de Saint-Lazare

Les gens arrivent de tous les interstices de la gare, des portillons automatiques bloqués en position ouverte pour laisser passer le flux, des couloirs tracés en étoile, des escalators montants et descendants ; c’est un jeu, celui de ne toucher personne et d’atteindre l’objectif le plus vite possible. La foule n’est pas effrayante ; tout ralentissement reste prohibé, le regard se porte loin anticipant les allées et venues pour ne pas cogner ni même frôler. Surtout ne toucher personne c’est la règle sinon une excuse bredouillée inaudible et l’accélération après un effleurement un sourire. Le jugement et les voix dans le mental à chaque croisement image : grosse vache, tiens un enfant, qu’est-ce qu’il fait là si tôt ? tu peux te les garder tes barquettes de fraise… Monter par la file de gauche, celle des sportifs, celle que rien n’arrête, celle qui avance dès qu’un centimètre se libère sur les marches qui se déplient mécaniquement et certains jours, mais pas ce matin, restent immobiles en panne alors c’est la progression lente du troupeau ralenti et résigné qui regarde ses pieds. L’œil jeté au titre du Parisien disposé pile à hauteur d’yeux sur le pupitre à roulettes au milieu du hall entre les portes d’entrée comme pour obliger racoler à la lecture inutile décevante : « Le mieux est-il un vrai mieux ? ». Un regard levé sur les écrans où les numéros des voies sont donnés par l’ordre alphabétique des stations, Cergy… quai quatre, sur le panneau une image détourée de train comme les dessinent les enfants clignote annonçant, accompagnée d’une triste sirène, le départ. La course vaine. Le train s’éloigne sans lui à bout de souffle ; il prendra le prochain.

A.M.C.

 

IMG_1232Elodie Amour

Ascension

Le ciel était parfaitement dégagé, la vue devait être splendide et pourtant elle nous échappait. On avait les paumes de mains écorchées et serrées sur la corde qui nous reliait ensemble. Le claquement saccadé des pas sur la roche friable, humide et glissante, résonnait au creux de nos oreilles, comme ces gouttes qui bataillent pour se maintenir au bord du robinet et qui se gonflent tant qu’à la fin, ne tenant plus, elles se laissent emporter par leur poids, brisant le silence comme de la vaisselle qui casse, nous maintenait en alerte et était le signe que tout allait bien, qu’on tenait encore le coup. On avait froid malgré l’effort continu car la sueur qui dégoulinait le long de notre corps et humectait nos vêtements les plaquait à notre peau dans une étreinte glaciale et mortifère. Sous nos chaussures épaisses et raides comme du fer, les caillasses semblaient jouer les funambules et manquaient de s’effondrer à chaque nouvelle enjambée. Le sol était semblable à un rire nerveux qui dégringole jusqu’à épuisement. Et les puissants halètements des hommes, tels des tonneaux qui s’entrechoquent, alimentaient notre sensation d’oppression lancinante. Le paysage grandiose, dont les couleurs nous brûlaient quand même les yeux au supplice de devoir rester ainsi collés sur les empreintes toutes fraîches grossièrement tatouées dans des flaques de peau neigeuse, se prélassait et nous chatouillait les narines, attisant notre crainte de mourir brusquement sans en avoir rien perçu d’autres que quelques fleurs égarées, écrasées par un camarade peu consciencieux. La cascade de cailloux n’en finissait pas de grimper vers l’horizon.

« Ca suffit les gars, c’est trop casse gueule, on redescend ! » J’ai eu brusquement envie de couper sa maudite corde et de le pousser dans le vide.

E.A.

 

Janie Den Boer

Naissances

C’est un long couloir carrelé de blanc qu’éclaire la lumière brutale et indiscrète des néons. Une atmosphère de piscine, chargée d’humidité poisseuse, avec des relents de désinfectant. Le long du mur, des lits étroits, comme des bancs de sable, avec de hautes et maigres pattes de métal. Des tissus froissés recouvrent ces rochers plats sur lesquels sont comme échouées d’étranges baleines à la panse bombée. Des gémissements proviennent des corps étonnamment distendus tandis que des infirmières, comme autant de mouettes blanches, s’activent, allant, venant, se penchant vers les formes allongées. En période de pleine lune, il y a, semble-t-il, beaucoup plus d’accouchements et pas assez de chambres pour accueillir les parturientes qui doivent attendre leur tour dans ce couloir. A intervalle régulier, quelque porte ouverte laisse échapper des injonctions rythmées : “Poussez , Madame, allez, poussez, oui, oui, encore encore!!!”. Puis perçant le brouhaha jaillit le cri primal, aigu, émouvant au-delà de tout. Les oreilles se tendent, les visages livides se crispent. Des mains effilées telles des algues balaient les fronts perlés de sueur, couverts de cheveux trempés et raides comme ceux de nageurs épuisés, puis les doigts se crispent dans une étreinte angoissée.

J’interroge ma voisine de lit : “C’est votre premier?”

“Non, j’en ai déjà deux”.

“Et vous? “

“Moi c’est le premier, j’ai trop peur! Vous entendez ces cris?”

“Normal, les sages-femmes encouragent. Moi, j’ai jamais crié!”

J.D.B.

 

IMG_1065Julie Cavanna

Sans titre

12.00: Dans une salle aux murs jaunes, sous les néons malades, nous prenons place devant notre plateau.
C’est un concerto de mastications pénibles, de bruits de couverts mêlés à celui de nos voix. Trente minutes, pas une de plus.

On parle cinéma, on flatte le beau temps, et les sujets s’épuisent. Silence.
Les visages creux se remettent à mastiquer. On se fuit du regard. Ç̧a sent la viande froide et la friture de cantine. Les infirmières nous observent comme des rats d’études. Elles griffonnent sur leurs calepins qui a mangé quoi, à quelle vitesse, nos manies, nos lubies, nos phobies. Elles épient, cochent des cases:

« On décroise les jambes s’il vous plait! »
« Mademoiselle Machin, on accélère. Vous devriez déjà en être au dessert. »

Je regarde C., les yeux noyés dans le bain d’huile au fond de l’assiette:

Ç̧a va? »
Elle hoche la tête.

L’estomac, devenu tête d’épingle, semble sur le point d’exploser. Mais on ne dit pas « ça ». On découpe, on mâche, on respire, on avale, bouchée après bouchée, les sédiments de notre renaissance. Ça nous glace le cœur les rayons qui se brisent sur les doubles vitrages. L’été nous nargue. Comme de braves bestiaux, nous marchons en file indienne jusqu’à l’évier, puis la tête basse, nous regagnons la salle d’attente où l’on n’attend rien. Voilà ce qu’il faut faire pour rester en vie, pour sentir, jour après jour, les cuisses prendre un peu plus de place sur les chaises en Formica. Pour pouvoir à nouveau regarder le ciel sans grillage.

J.C.

 

IMG_1075 1Marie-Laure Schisselé

Le Caroux

Le soir tombait. Depuis un moment déjà, on ne parlait plus, on marchait. On marchait depuis le matin, partis dès la première heure pour une randonnée dans le Caroux. Au début, les conversations des randonneurs qui avançaient par deux ou trois créaient un bruissement, un peu comme un halo qui aurait englobé le groupe. Jusqu’au moment où une chaleur inhabituelle avait tout écrasé, même le chant des oiseaux. On n’entendait plus que les godillots traînés sur le chemin caillouteux, chaque pas et tous les pas ensemble soulevaient une poussière qui finissait par ressembler à de la fumée, comme si le sol était en feu. Malgré la splendeur des Monts de l’Espinouse, personne n’avait ni l’envie ni la force de lever les yeux. Si jamais le regard quittait les pieds, c’était dans l’espoir de voir enfin le bout du calvaire, mais il ne captait que la fin d’un lacet et le début d’un autre, comme un gros serpent condamné à ramper. Et toujours les dos courbés des marcheurs, la poussière. Celle-ci irritait la gorge, provoquait des toux sèches. Quand ce n’était pas l’un, c’était l’autre et ceux-là devaient avoir épuisé leur réserve d’eau, puisqu’ils ne s’arrêtaient même pas pour boire. Personne d’ailleurs ne faisait plus de halte. À quoi bon ? Cela faisait longtemps que, profitant de la pause déjeuner, nos trois guides avaient disparu en emportant les vivres et les cartes. Abandonnés, nous marchions à l’aveuglette sur des chemins non balisés. Seules traces de vie, les empreintes laissées par les sangliers sur de nombreux châtaigniers, au point d’entendre déjà la horde s’approcher.

Mon sac à dos me paraissait de plus en plus lourd. C’est alors que je me suis rendu compte que je titubais. J’ai regardé à droite et fermé les yeux : l’à-pic était vertigineux. Je me suis ressaisie pour me rapprocher de Sophie :

  • Oh, lui dis-je, ça va ?
  • (…)
  • Réponds, Sophie, ça va ?
  • Tais-toi, c’est de ta faute !

M.L.S.

 

IMG_1263Muriel Perceau

Abysses

11h. Une seule masse gaînée de néoprène au moment du plongeon.

Claquement des corps. Bouillonnement du lac. Le ciel rejoint les abysses. Où sont les montagnes ? Les rives ? Les autres ? Accélération des pouls. Les oreilles sous le silicone bourdonnent, captent des borborygmes aquatiques, le monde vert remué de particules brunes se brouille d’éléments hostiles et de regards vitreux. Il faut éviter les coups, lutter pour retrouver la ligne d’horizon. Bander les muscles que le froid pétrifie. Les poumons avalent d’un seul coup l’air retrouvé avec les nuages effilochés de ce matin d’Août.

Au loin la ligne de mire du château. Très loin mais identifiable : un rectangle dressé sous le triangle de la toiture. Ne pas perdre le château de vue c’est la consigne. 1200 aillerons fendent la surface du lac dans sa direction, 600 bouches aspirent et rejettent l’air et l’eau quand 600 cœurs battent à plus ou moins 120 pulsations minutes.

11h10. Les corps se thermo-régulent. La dilatation du banc de nageurs s’effectue. Ça crawle fort, loin devant, ça crawle et brasse au milieu, ça papillonne ici et là. Ça planche sur le dos, ça dérive à l’arrière. Un bourdonnement invisible de peur et de rage flotte au dessus des boules caoutchoutées qui foncent vers la bouée d’arrivée.

11h50. Les corps luisants se hissent hors de l’eau, tendent leurs bonnets numérotés. La voix du speaker annonce le meilleur temps : 45 mn.

45 minutes j’ai ma place sur le podium. C’est sûr ! Drôle qu’il n’appelle pas mon nom. Je vais vérifier. Comment vous n’avez pas mon numéro ? Pas de numéro pas de classement? Vous vous foutez de moi ? Si vous vous foutez de moi ! Et si j’avais coulé ? Pas de recherches, c’est ça ?

Pas de numéro, je n’existe pas.

M.P.

 

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Stephen Shore

Myriam Pereira de Passos

Préfecture

Arriver tôt le matin ne suffit pas.

Déjà, une heure d’écoulée.

La cohue ressemble à un serpent qui part de l’entrée et zigzague dans le hall comme un gros intestin. Puis, monte l’escalier jusqu’au premier étage, avec différents paliers tels les stations d’un véritable chemin de croix. Chaque centimètre est un centimètre de gagné. Elle piétine avec les autres. Ils piétinent. Ils regardent plus loin, plus haut. Ils espèrent.

L’air hagard, la patience en berne, des fourmis dans les jambes, l’envie de s’asseoir … ou plutôt, de partir ! Le temps est long, trop long. Tout ça : juste pour un foutu papier !

Ils aimeraient certainement être ailleurs. Et pourtant, ils restent là, à attendre. Tous, comme des affamés, serrés, entassés … L’air commence à être lourd. Elle a envie de vomir à chaque mouvement brutal de son voisin d’en face. Des bouffées d’une sueur fauve lui arrivent en pleine narine. Elle en a marre de ceux de droite qui n’arrêtent pas de parler. Pire que France Info en continu. Mais qu’il ne bouge plus ! Mais qu’ils se taisent ! Elle s-u-f-f-o-q-u-e ! Elle se demande pourquoi supporter cela à l’ère du modernisme … Elle a envie de crier : « Marre, marre. Marre de ce bordel ! » Mais, elle ravale sa colère et supporte.

Très longtemps après, trop longtemps après.

Une employée lâche sèchement : « Nous fermons les guichets ! »

Le désespoir l’envahit. Il faudra recommencer un autre jour …

M.P.D.P.

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