Cette semaine, Alain André vous propose d’écrire à partir du grand roman de l’écrivain catalan Jaume Cabré : Confiteor (Actes-Sud, 2013). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1 500 signes maxi) jusqu’au 15 février à l’adresse suivante: atelierouvert@inventoire.com
Extrait
« Ce n’est qu’hier soir, alors que je marchais dans les rues trempées de Vallcarca, que j’ai compris que naître dans cette famille avait été une erreur impardonnable. Tout à coup, j’ai vu clairement que j’avais toujours été seul, que je n’avais jamais pu compter sur mes parents, ni sur un Dieu à qui confier la recherche de solutions, même si, au fur et à mesure que je grandissais, j’avais pris l’habitude de faire assumer par des croyances imprécises et des lectures très variées le poids de ma pensée et la responsabilité de mes actes. Hier, mardi soir, en revenant de chez Dalmau, tout en recevant l’averse, je suis parvenu à la conclusion que cette charge m’incombe à moi seul. Et que mes succès et mes erreurs sont de ma responsabilité, de ma seule responsabilité. Il m’a fallu soixante ans pour voir ça. J’espère que tu me comprendras et que tu sauras voir que je me sens désemparé, seul, et que tu me manques absolument. Malgré la distance qui nous sépare, tu me sers d’exemple. Malgré la panique, je n’accepte plus de planche pour me maintenir à flot. Malgré certaines insinuations, je demeure sans croyances, sans prêtres, sans codes consensuels pour m’aplanir le terrain vers je ne sais où. Je me sens vieux et la dame à la faux m’invite à la suivre. Je vois qu’elle a bougé le fou noir et qu’elle m’invite, d’un geste courtois, à poursuivre la partie. Elle sait que je n’ai plus beaucoup de pions. Malgré tout, ce n’est pas encore le lendemain et je regarde quelle pièce je peux jouer. Je suis seul devant le papier, ma dernière chance.
Ne me fais pas trop confiance. Dans ce genre tellement propice au mensonge que sont les Mémoires écrits pour un seul lecteur, je sais que je tendrai à toujours retomber sur mes quatre pattes, comme les chats ; mais je ferai un effort pour ne pas trop inventer. Tout s’est passé de cette façon, et pis encore. Je sais bien que je t’en avais parlé il y a longtemps ; mais c’est difficile et maintenant je ne sais pas comment m’y prendre.
Tout a commencé, dans le fond, il y a plus de cinq cents ans, quand cet homme tourmenté a décidé de demander à être admis dans le monastère de San Pere de Burgal. S’il ne l’avait pas fait, ou si le père prieur, dom Josep de Sant Bartomeu, avait persisté dans son refus, je ne serais pas entrain de te raconter tout ce que je veux te raconter. Mais je ne suis pas capable de remonter si loin. Je commencerai plus près de nous. Beaucoup plus près. »
Suggestion
Ce sont les trois premiers paragraphes de Confiteor, du Catalan Jaume Cabré (2011 et Actes-Sud, 2013), à mon sens le plus grand roman de la rentrée littéraire 2013, d’où vient que j’en parle encore.
Le narrateur s’appelle Adriá Ardèvol y Bosch. Il a la soixantaine. Le lecteur ne le sait pas encore, mais cet homme est atteint par les premiers symptômes de la maladie d’Alzheimer. Ce qu’il écrit a donc une dimension testamentaire. Il entreprend d’adresser sa confession – puisque « Confiteor » est le premier mot latin de la confession et signifie précisément « je confesse » – à l’amour de sa vie, une femme qui s’est éloignée de lui à cause de ses silences, ou de ses mensonges, ou de l’histoire européenne toute entière. Il engage ainsi une rude partie avec lui-même et avec la mort, partie dans laquelle il ne peut plus compter, dit-il, que sur lui-même, en tout cas ni sur ses croyances ni sur ses lectures.
« Je sais bien que je t’en avais parlé il y a longtemps » : on devine aussi que la conversation dont il est question n’a pas abouti, qu’il va falloir revenir au nœud d’une intrigue obscure. L’histoire de sa famille est directement concernée, puisque dès la première phrase on est confronté à une affirmation terrible, qui sonne comme un reniement à l’envers.
C’est l’entame du roman, et il n’est pas possible de la laisser de côté pour imaginer une autre proposition. Je vous suggère de procéder d’abord à deux expériences :
– D’abord, prenez des notes : si vous deviez écrire une histoire de ce genre, de quelle trouble affaire s’agirait-il ? Souvenez-vous, ou bien imaginez. Qui serait votre narrateur ou narratrice ? À quelle confession pourrait-il ou elle se livrer ? Adressée à qui, et pourquoi ?
– Ensuite, recopiez l’extrait ci-dessus à la main, pour vous en écarter dès qu’un mot vous semble préférable à celui que vous alliez recopier. Inventez votre variante (comme on dit aux échecs) ou votre variation (si vous préférez la métaphore musicale).
Après cette double expérience, écrivez ce qui pourrait être la première page d’un roman (1 500 signes au maximum).
Lecture
Jaume Cabré, écrivain catalan né en 1947, a suivi un cursus de philologie catalane et mené de front enseignement et écriture avant d’obtenir une dispense de cours. Il a fait paraître des recueils de nouvelles (avant la trentaine), puis un premier roman, Galceran, héros de la guerre noire, en 1978. Il s’agit d’un roman historique, suivi par une trilogie composée de La Toile d’araignée (traduit aux éditions du Chiendent dès 1985), Fra Junoy ou l’agonie des sons et Lukowki. Sa Seigneurie, un roman de 1991, a été traduit et publié chez Christian Bourgois en 2004. Puis viennent L’ombre de l’eunuque (1996 et Christian Bourgois, 2006), l’extraordinaire polyphonie Les voix du Pamano (2004 et Christian Bourgois, 2009), qui évoquent l’un et l’autre les années du franquisme. Parallèlement, l’auteur écrit des contes, des romans pour la jeunesse et des pièces de théâtre. Il a également fait paraître deux essais sur la lecture et l’écriture, Le sens de la fiction et La matière de l’esprit (non traduits). Confiteor est son dernier roman (2011 et Actes-Sud, 2013).
Quand on ouvre Confiteor, on voit tout de suite qu’il s’agit d’une « putain d’affaire », comme le dit l’un des personnages du livre, quelque chose comme Ulysse de Joyce ou le Quichotte : un grand roman, puissant, profond, combiné, polyphonique, riche de suspens et techniquement implacable, tout ce qui rend encore possible, aujourd’hui, de traiter de réalités collectives complexes. Il m’a fallu deux ans pour me décider à le lire, le grand format 24 x 14,5 cm d’Actes-Sud pèse 920 grammes et compte tout de même 772 pages, mais après tout Cabré a mis huit ans, lui, pour l’écrire ; et ensuite, rien à faire, on ne le lâche plus, ou plutôt lui ne vous lâche plus.
C’est un livre sur le mal, le mensonge et le pardon, qui nous plonge dans la généalogie à la fois d’une famille et de la violence en Europe. Grosso modo, il s’agit de la tentative d’Adriá Ardèvol y Bosch, alors même que sa mémoire commence à lui faire défaut, de raconter à la fois son histoire et celle de sa famille. Il est question d’un violon d’exception, de l’Inquisition et du franquisme, sans oublier Auschwitz : de la mélancolique et monstrueuse histoire européenne. La confession d’Adriá s’adresse à Sara, l’amour de sa vie. Elle brasse l’enfance, l’apprentissage de la musique et des langues, l’amitié, les femmes et l’amour. L’auteur vous attrape par la nuque et vous entraîne dans un fleuve qui charrie de multiples histoires, parfois entremêlées, dont vous voulez absolument connaître le fin mot. Une fois qu’on a saisi les malices récurrentes de l’auteur, sa façon notamment de passer d’une narration extérieure à la troisième personne au point de vue du personnage à la première, et d’un personnage à un autre sans la moindre transition, au moment où on veut absolument suivre le même fil sans en changer, avec un sens extrême du « teasing », du « zooming » avant et arrière, du rythme musical et de la relance, on s’abandonne à la lecture et à l’auteur, généreux, humain, n’exigeant qu’une attention dont on a senti d’emblée qu’il la méritait radicalement.
Jaume Cabré a inventé une langue. Ses romans relèvent d’abord de « l’art de la fugue », comme le note Laurent Mauvignier. Un autre de ses grands romans, L’Ombre de l’eunuque (1996 et Actes-Sud, 2006, pour la traduction française), est d’ailleurs construit comme le Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg.
Ils sont ensuite soutenus par une documentation solide, comme le journal du nazi Rudolf Höss, par exemple, mais dont il se méfie, car l’enjeu n’est pas de se documenter, mais d’écrire. Ils sont également adossés à une technique époustouflante, qui met en place la solution exacte de chaque situation narrative mais ne sent jamais l’artifice ou la « fabrication », qu’il s’agisse de l’utilisation des jouets de l’enfant Adriá, de cliff-hangers saisissants précédant le changement de point de vue, ou, plus difficile, des variations de points de vue et de pronoms personnels – et on s’y habitue, parce que Cabré sans cesse joue avec l’inespéré, entre rire et tragédie, alors on prend le pli on jongle à son tour, c’est du W.G. Sebald et c’est aussi du Jules Verne, on fait totalement confiance au virtuose qui a créé cette partition, on n’hésite même plus quand on traverse des phrases comme celle-ci : « Mais chaque fois que j’y entrais légalement je devais me comporter comme si j’étais en visite, les mains dans le dos tandis que papa me montrait le dernier manuscrit que j’ai trouvé [et pas : qu’il avait trouvé] dans une boutique misérable de Berlin, regarde-moi ça, et attention où tu mets les mains, je ne veux pas avoir à te gronder. Adriá se pencha sur le manuscrit, plein de curiosité ».
Ils sont portés, enfin et surtout, puisqu’il faut revenir à la musique, par une polyphonie narrative qui concerne non seulement les voix mais les récits eux-mêmes, qui nous font sur un simple changement de virgule passer du 20ème au 17ème siècle, comme si l’on passait directement d’un récit au palimpseste qu’il recouvre, ou même sans virgule, d’une manière aussi précisément sertie qu’une pièce de bijouterie particulièrement délicate, cut, collage, musique encore lorsque, en quelques occasions, le tempo s’accélère, comme dans la phrase suivante qui fait passer le lecteur de l’inquisiteur médiéval Nicolau Eimeric à un officier nazi : « Nicolau Eimeric était né à Baden-Baden le 25 novembre 1900 ; il avait été promus assez rapidement Obersturmführer (…) / Dans un réquisitoire, il déclarait coupable de dépravation hérétique le livre Philosophica amoris de l’opiniâtre Ramon Llull (…) »
J’ai lu Confiteor. J’ai lu Les voix du Pamano. J’ai lu L’Ombre de l’eunuque. J’ai lu Sa Seigneurie. 2 453 pages, tout de même. J’ai tenté sans succès de retrouver un vieil exemplaire de La Toile d’araignée. J’ai tenté de me passer de Cabré en lisant les romans d’un autre Catalan, Javier Cercas (L’Imposteur, Les Soldats de Salamine, etc.), puis en rouvrant Pas pleurer, de Lydie Salvayre, consacré à sa mémoire de la guerre d’Espagne. Si ça continue, je vais relire Pour qui sonne le glas… Mais ça ne le fait pas, comme on dit aujourd’hui. Alors, quand j’aurai fini, je relirai Confiteor. C’est le piège que l’auteur nous donne : l’envie de lire ses livres encore et encore. Da capo.
Alain ANDRÉ
Alain André a pris l’initiative de créer Aleph-Écriture en 1985. Auteur de romans et d’essais, il conduit des ateliers d’écriture à Paris et La Rochelle. Son prochain atelier d’écriture de fiction, consacré à l’art de la nouvelle, ouvre le lundi 25 avril 2016.