« J’essaie de trouver ce qui nous entoure. Si nous voulions examiner le monde correctement, nous le trouverions. Il est là. Nous n’avons qu’à le regarder. Si nous le voulons ». V.S. Naipaul
Il arrive que des « commandes » nous amènent à accepter des projets impossibles : il s’agit en l’occurrence d’animer un atelier d’écriture dont les participants ne connaissent pas le français. La demande émane d’un directeur de théâtre (brocoli théâtre), qui pratique de longue date le théâtre action. Ce metteur en scène co-construit des spectacles avec des personnes issues de l’immigration, qu’il s’agisse de jeunes de quartiers ou, dans ce cas-ci, d’adultes apprenant le français au sein de l’association SIMA. L’objectif est de recueillir le récit de vie d’hommes et de femmes de nationalités diverses résidant à St Josse-Ten-Noode, la plus petite commune de Bruxelles et aussi la plus pauvre. La majorité des habitants sont originaires de Turquie, du Maroc et de R.D.C. Les récits serviront ensuite à l’élaboration d’une œuvre théâtrale à laquelle les intervenants participeront.
Par rapport aux ateliers d’écriture de fiction que j’anime habituellement, cette pratique est marginale. Je me demande s’il n’est pas abusif de nommer « atelier d’écriture » ce qui s’avère plutôt la collecte de récits de vie sur le mode oral, puisque les séances seront enregistrées puis dactylographiées par mes soins. Mon rôle est de susciter et de permettre le surgissement de ce que l’autre ne peut écrire lui-même. Les participants s’expriment dans leur langue lorsqu’il n’est pas possible de faire autrement, c’est-à-dire la plupart du temps. La traduction des récits est réalisée au fur et à mesure par le professeur de français d’origine turque, d’ascendance syrienne, excellent homme, mystique érudit pratiquant l’hypnose, connaisseur de l’arabe, du turc, de l’anglais, du néerlandais, du russe. En résulte un document foisonnant, émaillé de moments d’émotion, de rires, de silences, incluant les chants et poèmes (et les sonneries de téléphone) : la vie palpitante de l’atelier.
Vingt-six heures d’enregistrement témoignent de cette aventure. Ces pages racontent l’enfance, le mariage et sa rupture (80% de divorces dans certaines communautés), l’omnipotence de la communauté, les ruses pour y échapper, la violence, la naissance, la maladie, la mort, la ville et le village, la guerre, l’exil, la religion et l’appartenance ethnique, les langages… Les récits expriment une douloureuse contradiction, bien connue des intervenants sociaux : l’expatriation est la plupart du temps forcée par la nécessité (économique) du regroupement familial, par le mariage, ou encore pour des raisons politiques. Le sentiment d’exil est renforcé par le constat que le pays d’accueil est « un miroir aux alouettes », un mensonge parfois imposé au départ aux candidats à l’émigration. Plusieurs années après leur arrivée et pour diverses raisons, les personnes ne connaissent toujours pas la langue française. Les femmes seules avec enfants sont majoritaires à l’atelier. L’isolement leur pèse. Elles souffrent de dépression. Le retour pour les vacances au pays est décevant, car rien n’y est plus comme autrefois. Le passé, dont elles ont entretenu la nostalgie, est emporté par la modernité. Là-bas aussi le sentiment d’être étranger accable celui ou celle qui n’a plus sa place nulle part.
Bien qu’orientée sur les thèmes familiaux ou sociaux, amenés sous forme d’anecdotes, la pratique de l’atelier fut en quelque sorte « sauvage », intuitive, subjective, éminemment collective, avide des détails, attentive aux gestes et aux voix de chacun, fortement marquée d’humour, de tendresse, d’émotions. Elle m’impliquait affectivement bien davantage que lors d’un atelier littéraire.
Les récits ont été recueillis en vue de nourrir une création théâtrale actuellement en cours avec une metteuse en scène. Je les ai donc retranscrits le plus fidèlement possible, sachant que l’encodage n’est jamais qu’une traduction de ce qui a été dit. Les acteurs de la pièce seront pour une part les participants de l’atelier, selon le principe du théâtre action. Ainsi, cette pratique d’animation s’inscrit-elle dans un projet théâtral à visée sociale. Elle en est un maillon.
On ne saurait ici rendre compte de manière exhaustive de l’intérêt, des effets et conséquences d’une telle démarche pour les hommes et les femmes acteurs du projet. En tant qu’animatrice d’atelier d’écriture et en tant que romancière, je voudrais en tous cas noter ceci :
– A la différence de ce qui se produit dans les ateliers d’écriture à visée littéraire, la matière conservée est exclusivement d’origine orale.
– Ces récits de vie interrogent prioritairement, parfois de manière transgressive et/ou douloureuse, la loyauté et le désenclavement des individus vis-à-vis de leur communauté.
– Le récit de vie sous forme orale, « mise en scène de soi » dans un contexte collectif, est une écriture théâtrale à l’état brut paradoxalement confidentielle.
– La forme est vive, rapide, en phrases courtes, confirmée par le geste, l’expression du visage, richesse malheureusement égarée lors de l’enregistrement, si possible notée dans la transcription.
– Le choix du vocabulaire, les constructions de phrase sont simples, voire élémentaires et incorrectes. Mais chaque parole, chaque silence sont signifiants. Les redites, les hésitations sont « parlantes » et efficaces : il n’y a rien de trop.
– Les récits se construisent par emboitements, ce que raconte l’un relance l’autre, qui surenchérit. Tous disent spontanément le « réel mélangé», recomposé au départ de fragments, « réel tressé » – pratique éloignée de la construction méditée et corrigée de certains récits de vie individuels.
– Ce « réel mélangé » met en évidence des lignes de force communes à tous les participants, véritable effort de recomposition individuel et collectif.
– Ce type d’atelier exige une sorte d’inclusion naturelle de l’animateur dans le processus, sans laquelle la parole ne peut être libérée, faute d’un climat rassurant. J’avais fait le choix de me présenter sous la double casquette de romancière et de mère de famille. Cette dernière qualité fut sans doute essentielle pour emporter la confiance.
– Puis-je souligner ici combien l’enregistrement d’ateliers, quelque soit le contexte, serait riche d’enseignement ? Soit une manière de garder trace de ce qu’on pourrait appeler la musicalité de la séance (ou son esprit ?), d’appréhender ce qui ne l’a pas été dans l’action, d’examiner les pratiques réelles et les améliorer. Une petite expérience du miroir. Je puis affirmer que la présence de l’enregistreur n’a intimidé personne (sauf moi !)
En conclusion, qu’il s’agisse de l’observation distanciée des processus d’énonciation ou de l’immersion personnelle dans l’expérience collective de cet atelier, je suis étonnée et émerveillée de la puissance d’évocation de ces récits d’immigrants ainsi que de la beauté vivace, pour ainsi dire organique, des textes produits. Emanant d’auteurs dépourvus des moyens ordinaires de la langue française, non entraînés à examiner leurs « états d’âme », les enregistrements recueillis sont autant d’interstices autorisés qui permettent d’examiner le monde correctement, selon la formule de Naipaul.
Ce qui est bien notre métier.
Claudine Tondreau est une romancière belge (Paspalum, L’oeil du Crocodile, Ed. Le Cri).
Elle s’intéresse au réalisme magique, au fantastique, aux écritures en marge du réel. Elle collabore avec Aleph-écriture depuis 2011.