Du 21 au 19 septembre 2013
Notre rubrique « L’Atelier ouvert » vous propose de lire et d’écrire à partir de parutions récentes. Une sélection sera publiée quinze jours plus tard dans les pages de L’Inventoire. Envoyez vos textes à atelierouvert@inventoire.com
Cette semaine, Alain André propose une consigne d’écriture à partir du livre Chronique d’hiver, de Paul Auster (Actes Sud, 2012).
Extrait
« L’inventaire de tes cicatrices, surtout celles de ton visage que tu peux voir chaque matin quand tu te regardes dans le miroir de la salle de bains pour te raser ou te peigner. Tu y penses rarement, mais chaque fois que tu le fais, tu comprends qu’il s’agit de marques de vie, que cet assortiment de lignes brisées, gravées sur ton visage, sont les lettres d’un alphabet secret qui raconte l’histoire de la personne que tu es, car chaque cicatrice est la trace d’une blessure guérie, et chaque blessure a été provoquée par une collision inattendue avec le monde – autrement dit un accident, quelque chose qui aurait pu ne pas se produire puisque par définition un accident est quelque chose qui ne survient pas nécessairement. Il s’agit là de faits contingents par opposition aux faits nécessaires, et ce matin, en regardant dans le miroir, tu te rends compte que toute vie est contingente à l’exception de son unique aspect nécessaire, à savoir que, tôt ou tard, elle prend fin. »
Proposition
La Chronique d’hiver de Paul Auster (2012 et Actes-Sud, 2013) propose un répertoire de thèmes universels, dès lors qu’une personne dotée d’une certaine expérience revoit le passé à travers le filtre particulier que constitue son propre corps. Inventaire de plaisirs, y compris sportifs ou gastronomiques (si l’on peut dire, tant ceux du jeune Auster évoque davantage le McDo que La Tour d’argent), collier de souvenirs d’enfance ou de rencontres amoureuses, éloge de la compagne, répertoire des voitures familiales, généalogie, adresse anaphorique à ce corps qui partout nous accompagne, visite des habitations qui l’ont protégé du grand air (à la façon des chambres proustiennes ou des « lieux où j’ai vécus » de Georges Perec)… Chacun (chacune) peut dériver ses propres récits personnels de la lecture du livre. Ce matin, dans ce livre généreux, quêtant le partage, c’est l’inventaire des cicatrices qui m’a paru la « dérivation » la plus intéressante. Nos corps en avouent tous au moins quelques-unes (si ce n’est pas le cas, alors, quel imaginaire de « l’intégrité physique » cette exemption rarissime a-t-elle développé en vous ?). Les plus visibles, en ce qui me concerne, sont le résultat de coupures d’huîtres. Et vous ? Si vous deviez décrire l’une d’entre elles, laquelle choisiriez-vous ? À quelle histoire, à quelle légende plus ou moins suspecte, est-elle associée ? Faites-en le récit, en un feuillet au maximum, et envoyez-nous le résultat.
Lecture
Paul Auster a 66 ans depuis le 3 février (il est né à Newark, New Jersey, en 1947). Mais 63 « seulement » lorsqu’il écrit cette chronique, hivernale par l’âge de son auteur (la dernière phrase est : « Tu es entré dans l’hiver de ta vie »). Traducteur (du français), poète, réalisateur de quelques films, c’est surtout comme romancier qu’il s’est fait reconnaître en tant que l’un des écrivains majeurs de notre temps, dès la publication en 1988 de sa trilogie new-yorkaise (Cité de verre, Revenants, La Chambre dérobée), puis à travers les succès rencontrés par la plupart de ses romans, parus de 1989 à ces dernières années.
Au fil du temps, l’écriture d’Auster est devenue l’une des voix qui m’accompagnent dans ma propre vie. Je conserve un vif souvenir du Voyage d’Anna Blume, de Moon Palace, de Léviathan. Je pourrais relire n’importe quel autre de ses romans avec appétit. L’écriture autobiographique est également importante dans son œuvre, de la magnifique Invention de la solitude (1982) à cette Chronique d’hiver fraternelle et d’une grande simplicité – je veux dire par là que l’auteur nous livre son expérience sans affèteries, qu’il s’agisse de raconter le jour où il a failli tuer sa femme et sa fille dans un accident de voiture, ou la dernière fois qu’il a pissé dans son pantalon. Cette « chronique » constitue en vérité un recueil de fragments, poétique et musical, légèrement « distancé » par l’usage systématique du « tu » : le journal d’un corps, couturé mais encore en état de bonne marche, tenu de bout en bout sur le ton intime et familier à la fois, qui est celui d’un homme décidé à se livrer après avoir beaucoup traversé.