Ecrire à partir de Jeanne Benameur « Otages intimes »

Crédits: mlrCette semaine, Martine LEROY-RAMBAUD vous propose d’écrire à partir du livre de Jeanne Benameur « Otages intimes » (Actes Sud, 2015). Envoyez-nous vos textes (1500 signes maxi) jusqu’au 22 novembre à atelierouvert@inventoire.com.

Extrait

« Étienne veille.

Où est la femme qui voulait sauver la vie cette nuit ?

Il ne saura jamais si elle et les enfants sont morts ou vivants. Il n’a pas pris de photographie mais il les a vus. Voir, c’était son métier. Le regard à l’affût et le monde qui s’inscrit sur la rétine. L’appareil est là, dans sa sacoche, sur le bureau. Il n’y a pas touché depuis son retour. Il passe les doigts sur la vieille sacoche, ne l’ouvre pas. Cette nuit finalement il pense que l’appareil photo l’a toujours soulagé de la vue. Ce qui était cadré n’était pas vu par son regard nu d’être humain, ne serait plus jamais rappelé à la mémoire de la même façon.

Cette femme et les enfants, eux, y ont échappé. Ils sont restés dans son regard. Cette nuit, son regard peut pénétrer la mémoire.

Il se souvient.

La petite fille avait des sandalettes européennes blanches. Le blanc propre dans la poussière ocre. Le jeune garçon portait des nu-pieds en cuir comme on en voyait partout aux pieds des hommes.
C’est par les jambes qu’il attrape le souvenir. Les jambes qui servent à fuir. Quand on peut.

Remonter doucement le regard sur les jambes des enfants.

Une tache brune sur le genou du garçon. Tache de naissance ou reste d’une chute. Les petites cicatrices qu’on se fait pour la vie, en tombant d’un arbre ou en dérapant à vélo.

Les deux petits et la raideur de leurs genoux. C’est ça qui revient. Ils n’avaient pas le pas vif, léger, des enfants. Empesés, graves. Jambes raides.

Ne pas arrêter la mémoire. Tant que je me souviens ils sont vivants. La petite fille avait les cheveux libres, bouclés, clairs et le garçon aussi avait ces cheveux clairs qui contrastaient avec ceux de leur mère. Qui, le père ? Un Européen ? La couleur de leurs yeux, il ne la sait pas. Est-ce qu’ils l’ont regardé ? »

Suggestion

Dans le nouveau roman de Jeanne Benameur, Otages intimes (Actes-Sud, septembre 2015, Étienne est photographe de guerre. Son regard croise celui d’une femme qui fuit avec ses enfants, un mari invalide au fond d’une voiture.

On est en Syrie ou quelque part par là.

Ce « moment décisif », selon l’expression d’Henri Cartier Bresson, est lourd de conséquences : Etienne est pris en otage. Mis au secret. Coupé du monde.

Le livre démarre alors qu’il vient d’être libéré, mais se trouve encore dans ce no man’s land entre l’avion et la France. Dans cette apesanteur d’identité.

Un des premiers objets qui le ramène à la réalité, c’est le Leica que lui a rendu son geôlier.

Vous vous souvenez certainement, vous aussi, de photos qui vous ont marqué : photo souvenir, photo d’un événement, d’un paysage.

Qu’il s’agisse d’une photo personnelle ou d’une photo que vous avez vue, imaginez à présent que vous en êtes le photographe. C’est vous qui vous trouviez derrière l’œilleton. C’est vous qui avez cadré. C’est vous qui avez déclenché. À l’instant décisif.

Racontez, en 1 500 signes au maximum, les circonstances qui ont présidé à la prise de cette photo (que nous ne verrons pas). Dites ce que vous savez du ou des personnages qui y figurent, des conditions de la prise de vue, du dialogue qui s’est éventuellement instauré. Ajoutez ce que vous en avez pensé, avant, pendant, après. Nommez les souvenirs que cela suscite éventuellement.
De quoi cette photo témoigne-t-elle ? Pourquoi avez-vous pris la photo ?

Lecture

Mon métier de journaliste et de photographe m’a rendue particulièrement sensible à cet épisode. À ce que « dit » une photo. À ce qu’elle laisse en héritage. À ce qu’on y accole. À ce que voit le photographe.

J’ai lu le roman de Jeanne Benameur en août dernier et j’ai presque aussitôt imaginé cette proposition d’écriture. C’était donc avant l’image dramatique de cet enfant sur les côtes italiennes. Et en en tirant le fil, je me suis dit que les photos elles aussi posent cette question : de quoi et en quoi sommes-nous l’otage, volontaire ou pas, par nos choix, de ce que nous voyons.

Jeanne Bénameur soulève bien d’autres questions dans son livre : quel est le chemin possible, notamment, pour se reconstruire après pareille épreuve ? L’histoire d’Étienne – et son retour –bouleverse aussi la vie de ses proches. À travers un maillage polyphonique très ciselé et une écriture sans fioritures, Jeanne Benameur interroge finalement ce qui entrave nos existences. Les relations entre les différents protagonistes posent également une question presque tabou : ce qui nous entrave, ne serait-ce pas ce qui nous relie ? De qui sommes-nous à notre tour les geôliers ? On peut aussi se souvenir de l’étymologie de religere, dont certains considèrent qu’il est à l’origine du mot religion.

M-L.R

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