Le Restaurant de l’amour retrouvé de Ito Ogawa

71OcUDmV2xL Alain André vous propose d’écrire à partir du roman « Le restaurant de l’amour retrouvé » de Ito Ogawa. Une proposition d’écriture qui sera également déclinée en librairie ! Envoyez-nous vos textes jusqu’au 30 septembre à atelierouvert@inventoire.com.

Extrait

« Depuis l’autre jour, je réfléchissais beaucoup au curry que j’allais préparer pour Kuma.

J’y pensais tellement que, pendant plusieurs nuits, cela m’avait empêché de dormir. J’avais eu beau lui demander quel genre de curry il voulait, il se contentait de me répondre d’un ton brusque « Un curry, c’est un curry », et je n’étais pas plus avancée.

Au début, j’avais pensé essayer de retrouver celui que Siñorita lui préparait.

Mais les souvenirs de Kuma étaient flous, et puis, de toute façon, j’aurais beau faire tout mon possible pour imiter le curry de Siñorita dont il se régalait autrefois, le mien ne serait jamais meilleur. Alors, j’avais décidé de préparer un curry bien à moi. Après avoir hésité, j’avais opté pour un curry à la grenade. C’était de saison. En m’enfonçant dans la forêt, je trouverais encore des grenadiers chargés de fruits.

Le curry à la grenade était une recette que je tenais d’un cuisinier iranien, employé au même restaurant turc que moi. Du fait de la profusion de grenades utilisées, c’est un plat à la belle couleur rubis et à la saveur aigre-douce qui agace délicieusement le palais.

La première fois que j’en ai mangé, alors que je n’y avais jamais mis les pieds, j’ai eu l’impression de voir se déployer devant moi les vastes steppes iraniennes couleur sépia. Quand nous ouvririons notre restaurant, avec mon amoureux, nous avions décidé que ce plat figurerait impérativement à la carte, nous le ferions découvrir aux Japonais, c’était un curry réellement mémorable.

Les grenades, j’étais allée les chercher seule en forêt la veille, j’avais grimpé aux arbres, cueillant parmi les fruits encore accrochés aux branches juste la quantité nécessaire. Utiliser, dans la mesure du possible, des produits locaux était pour moi un principe de base depuis que j’avais eu l’idée de L’Escargot.

Les grenades que j’avais goûtées, juchée sur une branche, étaient plus aigres-douces que je ne m’y attendais, assez âpres, d’un goût à réveiller toutes les cellules de l’organisme. Leur saveur était bien entendu sans comparaison avec celle des grenades dénaturées, vendues dans les supermarchés des grandes villes. C’étaient ces grenades-là qui attendaient tranquillement leur tour sur mon plan de travail.

Lorsque j’ai allumé le poêle à bois, un sentiment divin m’a envahie. J’ai noué d’un geste ferme les cordons de mon tablier tout neuf, je me suis soigneusement couvert la tête d’un fichu en coton et récuré les mains au savon. Mes cheveux étaient presque aussi courts que ceux d’un moine (…)

Sur le plan de travail d’une propreté éclatante, outre les grenades, des oignons et de la viande de bœuf attendaient impatiemment d’être cuisinés.

De la paume de mes mains fraîchement lavées, j’ai délicatement effleuré les alimeznts. Puis, comme on berce une vie nouvelle à peine éclose, un par un, je les ai pris entre mes mains, les ai portés jusqu’à mon visage et, les yeux clos, j’ai parlé avec eux pendant quelques secondes (…)

Ce n’était peut-être qu’une illusion, mais j’entendais bel et bien leur voix ténue. Ensuite, je m’agenouillais en esprit et priais les divinités de la cuisine.

Je vous en prie, faites en sorte que je cuisine un bon curry.

Accordez-moi de métamorphoser ces aliments en un curry délicieux sans les décevoir, les malmener ni les gâcher.

Lorsque je sentais que ma prière avait été entendue, je rouvrais lentement les yeux et m’immergeais dans la sphère culinaire.

C’est arrivé quelques secondes après avoir entrepris d’émincer les oignons, j’avais à peine commencé à les couper.

Soudain, les larmes me sont montées aux yeux. Instinctivement, j’ai serré les dents.

Était-ce l’oignon qui me piquait les yeux ou le souvenir de mon amoureux qui me pinçait le cœur ? Je n’en savais rien moi-même. Mais de grosses larmes, aussi grosses que les œufs pondus par les tortues marines sur les plages, roulaient sur mes joues avant de tomber. Malgré tout, j’ai continué à émincer les oignons (…)

Quelques dizaines de minutes plus tard, le fumet aigre-doux du curry à la grenade emplissait la cuisine. »

Suggestion

Ce passage figure aux pages 76-82 de l’édition de poche du premier roman d’Ogawa Ito, Le Restaurant de l’amour retrouvé (Picquier, 2013, pour la traduction française, et 2015, Picquier poche).

Une jeune femme (japonaise) et son amoureux indien rêvent d’ouvrir un restaurant à Tokyo. Elle travaille dans un restaurant turc, lui dans un restaurant indien. L’amoureux disparaît après avoir vidé l’appartement commun. Rinco (la jeune femme) en perd la voix, puis rentre au village de sa mère, avec qui elle s’est toujours plutôt mal entendue. Elle obtient d’elle, néanmoins, à condition de nourrir le porc qui est son compagnon, prénommé Hermès, l’autorisation de refaire une annexe de sa maison pour y ouvrir un restaurant. Évidemment, la cuisine est le personnage numéro un de cette histoire. Il s’agit, nous précise la quatrième de couverture, d’un « livre sur le partage et le don, à savourer comme la cuisine de la jeune Rinco, dont l’épice secrète est l’amour. »

Et vous ? Vous arrive-t-il de repenser aux plats que, au cours de votre vie, vous avez éprouvé une véritable envie de cuisiner ? Pourriez-vous en retrouver quelques-uns et les nommer, même s’ils sont moins exotiques que le « Samgyetang de poulet de Hinai entier au shôshû » cuisiné dans le roman par Rinco ? Vous viennent-ils de l’enfance ? Ou d’ailleurs ?

Après ce petit « échauffement », je vous propose de vous souvenir d’une situation dans laquelle vous avez fait la cuisine pour quelqu’un (ou de l’imaginer). Il peut s’agir d’un repas amoureux, ou familial, ou amical, ou même professionnel. Essayez de préciser les circonstances de l’invitation, puis le plat que vous avez préparé. Chargez votre récit de tout l’enjeu de votre double relation à l’invité-e et à la cuisine. Racontez seulement, en une page (1500 signes), la préparation du repas. Centrez-vous sur cette phase-là. Si vous tenez à évoquer le « destin » de votre cuisine (son effet sur autrui), que ce soit en une seule phrase…

Lecture

L’autrice du Restaurant de l’amour retrouvé, comm on disait naguère en bon français, est une femme, et Ito son prénom – au Japon on donne le patronyme en premier. Il ne faut pas la confondre avec Ogawa Yoko (L’Annulaire, La Piscine,La petite pièce hexagonale, etc).

Elle est née en 1973. Elle a publié des livres pour enfants, écrit des chansons pour le groupe de musique Fairlife. Son deuxième roman, Le Ruban, a été traduit l’an dernier chez Picquier. Le premier est un best-seller au Japon, adapté au cinéma en 2010 par la réalisatrice Mai Tominaga.

J’ai lu son Restaurant de l’amour retrouvé cet été, entre deux journées de promenade en montagne. Comme je venais de parcourir l’intégralité des quelque mille cinq six-cent-cinquante pages des trois tomes de 1Q84, de Murakami Haruki, offerts quelques mois plus tôt par mon fils, j’ai trouvé la prose d’Ogawa Ito extrêmement rafraîchissante. On entend constamment la voix de cette narratrice qui, elle, ne l’a pas perdue. C’est à la fois léger et grave, savoureux et plein de fantaisie, un hymne à la vie et à l’amour, plein de surprises, mais aussi au partage et au don, ce qui fait du bien à notre époque. Si, grâce à Rinco, les lapins anorexiques retrouvent goût aux carottes et à la vie, pourquoi pas nous ?

Sa manière en outre est intéressante. Elle a bien sûr ses petits secrets de fabrication, qui sont ceux de la littérature jeunesse, attentive à la lisibilité : paragraphes très courts, parfois une seule phrase ; recours à des changements de registre permanents (prière, questionnement, rituel, anecdote, souvenir, etc.) ; sens de l’ellipse, quasiment entre chaque paragraphe, pour se débarrasser des détails inutiles. Mais surtout, elle raconte, sans vergogne, ce qui est plus difficile qu’il n’y paraît ; et la cuisine dans cette affaire n’est jamais simplement décorative, ou gratuite : elle est constamment travaillée comme une métaphore de la relation à autrui (l’amoureux, Kuma, puis les autres). Toutes les scènes constituent ainsi des stations dans la façon dont la narratrice peu à peu prend sa vie en mains et se reconstruit. On en sort ragaillardi, avec l’envie de reprendre tous ces romans qui vous livrent les secrets des cuisines du monde, comme La Seiche, de Marilyne Desbiolles. J’attaque sous peu Le Ruban, c’est sûr…

Alain ANDRÉ

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