Estelle Lépine
J’entre, fébrile, dans l’école. Juste avant, je suis passée au coin de la rue dont on a tristement parlé quelques jours plus tôt, parce que les tueurs de Charlie hebdo y ont abandonné leur voiture. L’école élémentaire où j’anime des ateliers de poésie tous les mardis est à quelques pas. Je me demande comment les enfants ont vécu cette proximité, dont je ne doute pas qu’elle leur est connue. Je me demande comment ils ont vécu la minute de silence et les échanges qui ont dû l’accompagner. Je me demande surtout comment ils ont vécu cette barbarie.
Dans la cour de récréation, l’habitude est que les enfants rejoignent leur animateur sous la feuille portant le nom de leur atelier, collée sur une fenêtre. Je les attends. Me parleront-ils des événements ? Ecriront-ils dessus ? Si oui, arriverai-je à les entendre, moi qui après le choc des tueries et la force des rassemblements me sens perdue, entre deuil et utopie, ondes de choc et vie qui reprend ? Ou bien auront-ils besoin de passer à autre chose ? Et dans ce cas, supporterai-je d’entendre autre chose ?
Les premiers enfants du groupe entrent dans la cour. Je ne les connais pas très bien, les groupes ont changé pour le nouveau trimestre qui a commencé avec la rentrée de janvier, une semaine plus tôt, on dirait un siècle.
H. approche de moi sa silhouette longue et silencieuse de garçon de 10 ans. Je lui demande, comme je le fais chaque mardi avec chacun, comment il va, et comment s’est passée sa semaine. Il cherche ses mots. D’autres enfants arrivent. Ils parlent aussitôt des attentats. H. est toujours là. Au bout d’un moment il dit : En fait, moi, je voudrais écrire sur Charlie… je voudrais écrire sur Charlie mais je sais pas quoi. Je dis oui, que je comprends. Que c’est difficile de savoir ce qu’on veut écrire sur ce qui s’est passé, moi-même, je lui dis, je ne sais pas bien. Qu’écrire permet souvent de savoir ce qu’on voulait écrire.
Dans la salle, je parle de la proposition de H. Certains l’attrapent au vol, moi je veux écrire pour Charlie, dit D. D’autres préfèrent écrire sur autre chose, et ils savent quoi. N. par exemple, elle veut écrire sur sa sœur. Il est rare que je laisse écrire les enfants « sur ce qu’ils veulent ». J’ai toujours des propositions. Mais aujourd’hui, il y a chez eux comme une urgence. Ma sœur, dit N., elle est pas au niveau, elle parle pas, on sait pas si elle va rentrer au CP. Je voudrais écrire quelque chose pour elle. Tu pourrais faire un acrostiche, je dis.
La plupart des enfants se sont mis à écrire, très vite. « Je suis Charlie, je suis choquée », a commencé D. H. cherche. Il n’arrive pas à trouver le début de son texte. Je lui propose d’avoir recours à notre arbre à mots, un arbre de métal haut de 50 centimètres, auquel, d’habitude, à chaque début de séance, les enfants accrochent des mots qu’ils ont écrits sur des papiers en forme de feuilles. Ecris tous les mots qui te viennent quand tu penses à ces événements, je lui propose. Il en écrit quelques-uns, Charlie, attentats, après il ne sait plus.
Je regarde son visage qui cherche les mots et je me demande ce que cet enfant a besoin d’écrire. Je me demande ce que j’ai eu besoin d’écrire. Les notes attrapées aux rares moments où l’écriture redevenait possible. Les notes disant ce que j’ai vu, et surtout entendu, tous ces mots qui se sont ajoutés les uns aux autres dans une accumulation à la fois assourdissante et d’une nécessité absolue, savoir, savoir, comprendre, éclairer, se questionner, éclairer autrement, se questionner encore. Ecrire pour reprendre pied et retrouver langue à travers les mots qui nous pétrifient et ces autres auxquels on s’accroche comme à des bouées de fortune. « Je suis Charlie ». Les enfants disent « Je suis: Je suis Charlie », comme on dit Jacadi a dit. Jacadi a dit qu’on serait un peuple uni. Jacadi a dit qu’on n’aurait pas peur. « Je suis: Je suis Charlie ». Qui s’étonnera du redoublement du verbe « être » face à la mort ?
H. cherche encore sur sa page blanche ce qu’il voudrait écrire. Il cherche ce qui vient dans sa tête après la suggestion de l’animatrice de penser à ce qui l’a le plus frappé dans ces événements. Je suis restée à côté de lui. Il dit : J’ai bien une idée mais je sais pas… ils sont arrivés à quelle heure ? Qui, je demande. Ceux qui ont tué Charlie. Après onze heures le matin, je dis. Bon. Alors est-ce qu’on peut dire : Ils sont arrivés un peu après onze heures / les serviteurs de la terreur ? Oui, je dis, vas-y.
« Ils sont arrivés un peu après onze heures
Les serviteurs de la terreur
Mais Charlie n’a pas peur
Car il n’a pas fait d’erreur
Les armes ont semé le malheur
Charlie est mort mais dans nos cœurs
Ça bat encore pour le bonheur »
Je ne peux dire l’effet de ce poème sur moi quand je l’ai lu, à peu de choses près tel quel, sur la page de H. Il y a bien sûr, comme toujours dans les ateliers que nous animons, le texte lui-même, et ce qui dedans nous touche. Ici la formule « serviteurs de la terreur », les rimes et la chaleur de la sonorité en « eur ». Le passage du « ils » du début au « nous » de « nos cœurs » à la fin, le battement du dernier vers. Mais il y a aussi, et ce jour-là plus que jamais, le cheminement auquel nous assistons lorsque quelqu’un écrit un texte. La sortie du chaos à laquelle nous assistons, et quel chaos en l’occurrence. Celui provoqué par la mise à mal de nos représentations d’un monde auquel faire confiance, celui qui touche au cœur nos mots et notre capacité à y accéder, entraîne sidération, silence.
Des mots ont été trouvés là contre l’assaut de la violence et le silence intérieur et la tempête autour. Une forme a été donnée qui, avec ces rimes, est venue mettre un peu d’ordre dans le fracas d’un regard violenté, le rendant dicible, et lisible. H. a écrit, H. lit.
C’est beau, lancent plusieurs enfants, lorsqu’il a terminé. On écoute les autres poèmes. D. a poursuivi sa liste de « Je suis » puis enchaîné avec un poème sur l’hiver. A la lettre J du prénom de sa sœur, N. a écrit « J’aimerais que tu me parles ». Il reste un peu de temps et les enfants sortent leurs feutres. Juste en dessous de son texte, H. dessine une arme, le corps qui la tient, un visage cagoulé. Il s’arrête, et Mince, dit-il, j’ai fait des pieds trop grands. C’est pas grave, je lui dis, et même c’est tant mieux. Comme ça tu peux faire une caricature. Il sourit, reprend son dessin. D. demande : C’est quoi, une caricature ?
A la mesure du chaos
Accompagner les mots
01/02/15, Estelle Lépine
Estelle Lépine est formatrice à Aleph, où elle anime des ateliers réguliers, accompagne des chantiers et forme à l’animation. Elle anime également des ateliers d’écriture pour enfants, notamment en milieu scolaire. Ancienne journaliste, elle écrit pour la jeunesse et le théâtre