Cette semaine, le texte de Francine Kauffman à partir de l’appel à écriture de Françoise Khoury issue du livre d’Eric Chevillard, « Le désordre Azerty » (Minuit, 2014).
Esperluette
Il faut réenchanter l’ESPERLUETTE. Gagner de la place, des caractères, déjà, avant la sténo et les émoticônes. Avec une plume ou un calame, tu es aussi jolie qu’une clé de sol. Née d’une ritournelle d’enfant, tu subis la perte, le mépris, la banalisation anonyme. Ixs, i grec, zed, et, per se, et, perluette, esperluette. Tu fus la vingt-septième lettre de l’alphabet. Alouette, esperluette, escarpolette, &c. La trace de ton t s’est perdue dans les textes en caractères bâton, gothiques anglais ou grotesques allemands. Tu es choyée pour tout bon mot de passe. Tu es un caractère spécial. Maintenant tu les commandes tous et ton identité informatique est esperluette dièse trente-huit. Esperluette dièse trente-sept est le pourcent, esperluette dièse trente-neuf l’apostrophe, esperluette dièse soixante-quatre, ta sœur en ligature, l’arobase qui, elle, est maintenant l’objet de tous les honneurs. Ligature quand tu nous tiens. « Sur ma Remington portative, Elaedanla Teïtéïa, en frappant ces huit lettres-là, je la touche du bout des doigts », chantait Gainsbourg. C’eût été tricher que Pérec utilisât l’esperluette car le e se cachait là. Le et commercial est à l’esperluette ce que la vignette postale est au timbre gravé en taille douce. Le mot est plus joli que la chose, désormais abâtardie. La chose calligraphiée fut plus jolie que les mots ânonés en latin en fin d’alphabet. La chose fut adoptée par tous, par delà les frontières, le mot est plus chantant en français qu’au delà des mers.
Paris, le 24 novembre 2014
Francine Kauffmann