Cette semaine, le texte de Christine Gastaldo en réponse à la proposition d’écriture d’Alain André, à partir du livre de Patrick Modiano « L’herbe des nuits » (Gallimard, 2012).
De l’autre côté du mur
J’ai décroché assez machinalement mon téléphone :
« Sylvia ? C’est toi ? Je suis si heureux de te retrouver aujourd’hui et … grâce à Internet … et si tu veux ………….. Qu’en penses-tu ?»
– Euh… aujourd’hui ?
Je cherche mais aujourd’hui, je n’ai pas mis le nez dehors et j’ai une sinusite qui ralentit considérablement la libre circulation de ma pensée sur mes neurones anesthésiés.
– Sylvia, tu ne te souviens pas de moi ? C’est impossible !
– Je crois que vous faites erreur Monsieur »
– Non, non pas du tout, je reconnais bien ta jolie voix ; on a vécu ensemble des sacrés bons moments non ?
– Monsieur, je vous assure ! Vous faites erreur !
Mais le monsieur insiste.
– Et si je te parle d’une belle nuit étoilée au-dessus du monastère de Rila ? De nos longues virées en montagne dans le massif du Vitosha ? D’un week- end inoubliable sur la Mer Noire ?
Cet échange devient un tantinet gênant, pourtant je n’ai pas encore raccroché.
– Yvan, je suis Yvan, Ivantche
– …………………………………….. Mais tu parles…. français !!!!
C’est quelque chose de violent, d’éruptif, qui a fusé d’un coin comprimé au fin fond de ma mémoire. Cette voix qui parlait autrefois une autre langue, chaleureuse, ce petit accent délicieux ! Si je me souviens ! Il a raison, on se connait fort bien. Mais il y a si longtemps ! D’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, d’un temps d’avant la chute du mur de Berlin, d’un temps où l’on espérait encore des lendemains qui chanteraient, d’un temps où le monde était bipolaire : d’un côté les gentils, de l’autre les méchants, d’un temps où nous rêvions notre vie à défaut de la construire. Lui voulait passer à l’Ouest selon l’expression consacrée. C’était devenu son obsession, le but ultime de chaque acte de son quotidien. Aucune intention d’ordre politique ou idéologique mais la simple et urgente nécessité d’aller où bon lui semblerait sans avoir à se justifier, sans être à la merci d’un fonctionnaire zélé qui lui fournirait par mesquinerie ou par sadisme un laissez-passer pour une destination opposée à celle qu’il souhaitait.
C’est tout un climat qu’il voulait fuir. Il fuyait une vie qui semblait figée, sans futur, et qui était à l’image de sa ville : une ville grise, grise en toutes saisons. Nous n’avions sans doute pas d’imagination car les évènements du 9 novembre 1989 étaient alors tout simplement inconcevables. Je me souviens d’un centre-ville sans un seul panneau publicitaire, sans aucune sollicitation agressive du promeneur, juste quelques rappels de propagande devant les édifices d’état, touches de rouges sur fond de façades décrépies ou drapeau flottant devant l’hôtel de ville sur une place généralement quasi déserte, sans cris d’enfants joueurs, sans amoureux se bécotant sur les bancs publics, sans parterres fleuris, une ville sobre et sans joie. Dès que l’on quittait le centre, des rangées d’immeubles alignés, tous identiques, en état de délabrement plus ou moins avancé se faisaient face, tristement. La ville était calme, sans problème de circulation : quelques rares Lada robustes se déplaçaient prudemment sur de larges avenues aux pavés déchaussés. Je me souviens aussi de magasins austères qui vendaient l’indispensable, de files d’attente patientes, de rayons non pas vides mais présentant des produits uniformes, deux modèles de manteau : deux noirs. La vie était sans fioriture, sans fantaisie, sans débordement. Pour être juste, il faudrait rectifier ce lointain paysage car l’automne était flamboyant, la campagne généreuse et abondante, les marchés d’été un vrai miracle. D’ailleurs les jours de fêtes et de mariages, on sortait les tenues traditionnelles qui arboraient alors joyeusement des couleurs éclatantes : broderies multicolores sur drap de laine noire ou grège, motifs floraux exubérants ou plus sages sur tuniques bicolores, comme si la couleur était réservée aux célébrations d’antan et en attente d’un avenir meilleur.
J’attends Yvan. Nous avons rendez-vous au café de Flore. Je suis légèrement inquiète. Notre relation sincère, était aussi… prudente. Et puis curieusement, il est possible que j’aie aimé la simplicité de cette vie sobre et la rugosité de son quotidien. Le gris est une couleur coopérative et se prête avec bonheur à toutes les alliances. De quelles alliances sera-t-il question aujourd’hui ?
Christine Gastaldo