Cette semaine le texte d’Ingrid Aubry, en réponse à la proposition d’écriture d’Alain André, à partir du livre de Patrick Modiano « L’herbe des nuits » (Gallimard, 2012).
Monsieur Jacky
J’avais quinze ans en 1974, et pour payer mes études, j’avais choisi un petit boulot un peu particulier : je faisais des shampooings chez Monsieur Jacky, qui tenait le salon de coiffure au coin de la rue de Sully et de la rue de Paris. J’y venais deux fois par semaine, le jeudi et le samedi. Le jeudi était jour de nocturne et je travaillais au salon de six heures à neuf heures le soir.
Le salon de coiffure était décoré au goût de l’époque avec son papier peint en camaïeu de marron-brun-crème, ses tabourets en plastique orange et ses abat-jours assortis. Monsieur Jacky se tenait fièrement derrière son petit comptoir en formica vert pomme. Le combiné du téléphone à cadran tournant restait en permanence collé à son oreille, derrière laquelle il ramenait régulièrement une longue mèche de cheveux. Sa main entourait fermement le combiné du téléphone, son petit doigt restait en l’air, rendant la pose délicate et élégante. Il parlait doucement, à je ne sais qui, en faisant un peu siffler les mots entre ses dents. Monsieur Jacky était toujours tiré à quatre épingles, avec ses pantalons en nylon et ses chemises col « pelle à tarte » Pierre Cardin.
Je me demandais souvent d’où venait Monsieur Jacky et quel était son vrai nom. Je l’ignore encore à ce jour, il est évident que je n’ai jamais osé hasarder la question. Un jour, alors que je lui faisais son shampooing comme toutes les semaines, je remarquai une petite cicatrice tracée sur son front, le long de la ligne des cheveux. La cicatrice était relativement large et encore un peu rose. Elle le resterait tout le temps que je passerais au salon de coiffure. Chaque semaine donc, je lavais les cheveux de Monsieur Jacky, avant sa mise en pli, et la cicatrice m’apparaissait comme une blessure qui ne referme pas. Bien sûr, je fis comme si je n’avais rien remarqué et là encore ne posai aucune question.
Monsieur Jacky m’aimait bien je crois, comme une sorte de grand frère ou d’oncle protecteur. Il me donnait des petits pourboires et, une fois, il m’offrit même une place pour aller voir Chinatown au Cinéma du Centre. Monsieur Jacky m’impressionnait beaucoup et j’étais bien trop timide pour lui poser des questions.
Le jour où l’homme est venu, là non plus je n’ai rien demandé. Pourtant, j’ai bien vu la terreur mêlée de colère dans les yeux de Monsieur Jacky. Pour une fois, à l’arrivée d’un client, il est sorti de derrière son comptoir. Il s’est planté devant l’homme, tout en me jetant des petits coups d’œil rapides. Il a dit : « Partez ! Vous n’avez rien à faire ici ! »
Je restai interloqué. Je ne connaissais pas l’homme, il aurait pu être un client comme les autres, il ne présentait aucun signe particulier. La réaction très vive de Monsieur Jacky indiquait que lui, de toute évidence, le connaissait. L’homme fixa son regard sur Monsieur Jacky, ne cligna pas des yeux, puis son regard balaya le salon de coiffure. Il s’attarda un peu sur Suzanne, plus longuement sur moi. A ce moment, Monsieur Jacky trembla sur ses jambes, comme s’il se préparait à bondir. Puis le regard de l’homme revint sur lui et l’homme tourna les talons et sortit, en fermant la porte sèchement derrière lui.
Le salon de coiffure retrouva son calme et l’on entendit à nouveau le fond musical auquel on ne faisait habituellement pas attention. Monsieur Jacky retourna lentement derrière son comptoir. Je pouvais voir qu’il tremblait de tout son corps. Il resta silencieux. C’est alors que Madame Simoni fit son entrée, guillerette, ignorant bien sûr tout de la scène qui venait de se jouer. Le salon de coiffure reprit son rythme habituel, les clientes arrivèrent les unes après les autres, se succédant au bac pour les shampooings, sous les chauffeuses pour les mises en pli et au brushing. Suzanne plaisantait avec elles, disait à chacune qu’elle était la plus belle.
Monsieur Jacky ne reparla jamais de l’homme. Il surveillait peut-être un peu plus la porte qu’avant. Mais il n’expliqua jamais rien. Plus tard, je compris simplement que la peur avait été vaincue ce jour-là. Cet épisode conféra au salon de coiffure un caractère de sécurité que je n’avais jamais perçu. Je pouvais vraiment compter sur Monsieur Jacky. Alors que je venais avant au salon en trainant les pieds, peu motivé à la perspective d’une journée où s’enchainaient les shampooings, les coups de balai autour des fauteuils et les conversations vaines des clientes, je portai ensuite un regard totalement différent sur mes journées de travail.
Vingt ans plus tard, après des années passées à l’étranger, j’étais de retour dans la ville de ma jeunesse pour régler une affaire d’héritage. J’en profitai pour rendre une visite au salon de coiffure. Monsieur Jacky, bien sûr, n’était plus là. Et personne ne put m’apprendre ce qu’il était devenu. Il avait vendu très rapidement et était parti sans laisser d’adresse. Par goût pour le rétro, la nouvelle patronne avait conservé la décoration années soixante-dix du salon. Revoir le salon de coiffure ainsi préservé eut sur moi l’effet d’une véritable madeleine.
Ingrid Aubry, 3 novembre