En ce début d’année scolaire, nous rééditons un article de Jacqueline Dupret, pionnière de la création des ateliers d’écriture, où elle nous livre ses réflexions issues de son expérience de professeur de français.
De l’accueil inconditionnel des premiers jets en atelier d’écriture
Jacqueline Dupret
J’étais leur professeur de français, au Collège Turgot (Paris).
Ma classe de Quatrième avait découvert en début d’année que son emploi du temps avec moi comportait trois heures à effectif complet pour les cours, et un dédoublement d’une heure et demie pour un atelier d’écriture.
C’est une salle de classe ordinaire, mais les douze élèves de chaque groupe, et moi-même, sommes assis autour d’une seule table, faite du rassemblement des tables scolaires.
Dans chaque séance d’atelier, chacun peut donc non seulement écrire, mais aussi, à son gré, se lire aux autres, et recevoir du groupe des « retours » gratifiants et constructifs.
Capital est le contrat, que j’expose dès la première heure : pas de « fusil dans le dos » (pas de notes pour les créations), car un premier jet peut n’être qu’un essai, on pourra toujours y revenir, l’essentiel est d’écrire, avec les moyens du bord, qui ne sont pas nuls.
Et les élèves sont très soulagés par ce contrat, et de savoir qu’ils peuvent foncer tête baissée, écrire sur-le-champ ce qui leur vient, comme ça vient, à la suite de la proposition qu’ils entendent. Écrire vite ; écrire sans se retourner ; sans se laisser arrêter par le souci de tous les réglages.
Mais moi le professeur, est-ce que je tiendrai comme je l’ai promis la posture de l’animateur ? La posture d’accueil inconditionnel des premiers jets ?
Ling-Ye, une adolescente chinoise très démunie en langue française, qui ne parle pas le français chez elle, relève la tête, yeux brillants : elle vient de couvrir deux pages et demie, d’un seul jet, un record absolu pour elle. Je la félicite. Par dessus son épaule, je vois qu’il manque les articles et les prépositions, que le verbe être est confondu avec le verbe avoir… N’importe pour l’instant : elle est arrivée au bout de son idée, au bout de son texte. Aujourd’hui, son exploit, c’est d’avoir osé la longueur.
J’ai bien envie de « corriger », d’autant que c’est une élève docile. Je me retiens.
D’abord, la laisser tranquillement écouter les textes des autres, puisqu’elle ne veut jamais lire que la dernière. Puis, sa lecture accomplie, laisser les auditeurs demander des éclaircissements ici et là, puis en demander moi-même, en proposant les interprétations qui me viennent, parmi lesquelles la jeune fille signale celle qui est la bonne. Le partage a lieu. Nous remercions pour la vraiment belle histoire que tous nous avons entendue.
La mise aux normes de la langue viendra plus tard, si Ling-ye décide de faire figurer ce texte dans le recueil.
Plus tard, c’est sûr, elle sera armée de savoirs nouveaux, aura de nouveaux yeux pour son texte.
D’ailleurs, la jeune fille si appliquée n’a presque pas pris de notes. Je sais qu’elle est en état de choc. On ne peut pas tout faire à la fois.
Un autre jour, j’ai proposé d’écrire un trajet réel, avec, à un moment du texte, une échappée vers l’imaginaire. Juliette dès le début se laisse emporter par le tapis rouge de son escalier d’immeuble : immédiatement les phrases plongent dans la spirale descendante du tapis, l’écriture en est comme happée, fait partager le vertige. Juliette lit à haute voix, puis répond à nos questions : c’était un trajet vers l’école ; sur le palier de son 7ème étage il y a bien un ascenseur, mais, ce jour-là, le jour de la fiction du texte, il lui est impossible de le prendre. Voilà, me dis-je, les précisions qui manquent à ce texte superbe: indiquer, au début, la situation réelle de départ donnerait la mesure de l’envol. Au moment où j’ouvre la bouche pour proposer l’ajout, Juliette me tend son texte en disant: « C’est pour l’ordinateur ! » Le conflit en moi est brutal, mais dure une fraction de seconde : je prends la feuille. Sinon j’aurais, dans l’esprit de Juliette, annulé le texte.
Lorsque, en vue du recueil, ces mêmes textes plusieurs semaines plus tard sont remis sur le chantier pour tout le monde, je rends à Juliette le sien, et tout naturellement elle le complète d’elle-même.
Quand l’envie me prend de rappeler trop vite les règles de la langue ou du récit, je pense au cri de Zhang, qui fait partie du même groupe. Vers la fin d’un temps d’écriture, il avait terminé un peu avant les autres, ainsi que son voisin. Les deux garçons échangent leur texte, lisent. J’entends le voisin chuchoter: « Il y a trop de « qui »! » Et je le vois approcher son stylo de la feuille de Zhang, lequel prestement la tire hors de portée, la serre sur son cœur, s’exclame : « C’est MES fautes ! »
Jacqueline DUPRET
Cofondatrice d’Aleph-Ecriture, professeur agrégée de lettres classiques, accompagnatrice en écriture des pratiques professionnelles