La salle n’est pas très gaie : elle se situe dans le service anesthésiologie. Avant c’était pire : il fallait passer devant la gérontologie. Soutenir le regard des vieillards dans leurs chaises roulantes : implorant ? accusateur ?
Aujourd’hui il y a Monique, Virginie, Linda, Odette, Aline, Olivier, Patricia, Pierre. Tiens ! Jean-Claude n’est pas là, dommage.
Ils sont souriants, amicaux. Agent hospitalier, infirmières, lingère, secrétaire médicale, diététicienne, je les retrouve depuis bientôt deux ans, tous les deux mois, parfois plus. Ils adorent l’atelier d’écriture. Ils me le disent.
Ils me regardent à chaque début de séance avec la confiance foncière d’un enfant regardant sa mère. Chaque fois je me dis : une telle attente comment ne pas la décevoir ?
L’hôpital ça me fout toujours le bourdon. Aujourd’hui encore plus que d’habitude. Mais je prends l’air joyeux pour leur annoncer la séance : « Les mains ! » Je pose mon petit panier sur la table. Plein de trésors, je leur dis. Et je me tâte : oser allumer les photophores dans cette salle pourrie avec par la fenêtre ce ciel de tragédie ?
Je le fais. J’allume. Magique. Nous sommes là autour de la table en formica comme sous une tente berbère. Ne manque que le thé, celui qui fait que toute parole est autorisée. Alors on y va. On sort les objets du panier. Il y a l’écharpe rose tricotée pour ma fille voilà 23 ans, la plume du flamant rose, lui aussi, d’un été liberté, le drôle de bracelets en boules de bois offert par une amie si gaie devenue si triste ces dernières années, le téton de terre de Mauritanie, le petit bouddha joufflu, le chapelet-komboloi des îles bleues…
Je les encourage à toucher les objets, les palper, les caresser, en choisir, fermer les yeux et laisser venir (comme on dit tout haut, avec quel culot, en se disant tout bas : et si ça ne venait pas…).
Virginie manipule longuement l’écharpe, cherchant, dirait-on, à retrouver le point, une maille perdue. Pierre repose la pierre et prend la plume. Jérôme me dit qu’il n’a pas d’idée. On en parle tous les deux. Les mains pour lui c’est « juste la musique, la guitare, les percus ». Juste ! Et il a eu une main plâtrée un jour. Je le regarde gentiment : « Eh bien ça ne te suffit pas Jérôme ! » Il ne discute pas, prend son stylo.
Odette aussi veut me voir : elle a commencé une histoire policée qui se passe dans les musées à Florence. Elle me lit le début et m’apprend ensuite qu’elle travaille en chirurgie des mains. Je l’encourage : Ok, vas-y Odette !
C’est à Patricia maintenant de me demander conseil. Elle me montre ses mains et des traces de piqûre, traces d’un cancer guéri. Décidément quelle consigne explosive.
Pierre tient son fil à pleines mains, il ne le lâchera plus. Comme d’habitude, Monique noircit fébrilement son petit cahier.
Ils écrivent tous maintenant. Il n’y a plus que moi qui suis dans une salle pourrie à l’Hôpital Bichat. Eux ils sont ailleurs. Les petites flammes vacillent. Il est temps de les éteindre. Une trouée de lumière déchire le ciel. Allez ! Encore cinq minutes et on lit. Ils rouspètent, réclament une prolongation. C’est bon signe.
Journaliste et écrivain, Diane Cuypers a notamment écrit un carnet de voyage « Tourments et Merveilles » sur le Cambodge (Editions Actes Sud).