Laurence Faure
Il y a Annie, Anne, Anne Marie, Christiane, Elisabeth, Jeannine, Joséphine, Maïtou, … Pendant huit ans, de 2003 à 2011 nous nous côtoyons à rendez-vous réguliers bimensuels, sauf imprévus et vacances scolaires. Nous nous retrouvons en général le mercredi, en après-midi après la sieste et avant les collations. Nous disposons d’une salle, bien chauffée, et même d’un jardin où nous nous installons, parfois, en été. En plein cœur des beaux quartiers, à deux pas du Bon Marché, à deux autres de la rue de Rennes, nous ne nous plaignons pas du lieu qui fait un peu îlot surprise dans la grande ville. Il faut dire que notre carré de jardin, au milieu de la ville, a des allures de miracle.
La vie des unes et des autres a peu à voir pourtant avec les rêves du Bon Marché et se conjugue plus simplement à l’aune d’un siège à atteindre, d’un vêtement à enfiler.
L’animatrice du lieu devait mettre en place des activités régulières pour les résidents. Pour elle, l’écriture en atelier, c’était au départ quelque chose de flou et de rébarbatif. Cela lui rappelait à l’évidence une école, un collège, un lycée pour lesquels elle n’avait pas gardé de souvenirs rieurs, surtout en français.Mais elle se montra ouverte à ma proposition, elle n’avait rien contre…. Elle insista surtout sur le fait que le public ici était assez intellectuel, avait été dans l’enseignement et l’Eglise, avait du répondant dans la conversation et de l’exigence dans les dialogues. Elle était très impressionnée, l’animatrice, et cherchait à me prévenir des difficultés possibles avec ce public qu’elle-même découvrait depuis quelques mois.
Alors, au premier rendez-vous, j’arrivai bardée comme pour voir déferler sur moi le Collège de France avec son armada de questions déroutantes. Et j’avais décidé « d’affronter » grâce à une préparation très travaillée et très documentée sur la littérature contemporaine, l’histoire des ateliers d’écriture et la nécessité d’une expression libre et créative…. J’avais un peu peur… De quoi ? De qui ? De ces retraitées, majoritairement bonnes sœurs, de plus de 72 ans sans exception, qui arrivèrent tout sourire et toute retenue dans la grande salle qui nous avait été réservée. Et oui, car c’est dans une maison de retraite, initialement pour religieuses, que je m’apprêtais à œuvrer.
A partir de cette toute première rencontre, beaucoup de questions ont surgi : Quelles propositions faire ? Quelle implication littéraire inviter à engager ? Comment proposer les retours ? Quelles références proposer ?
Quelques évidences se sont aussi imposées pour moi dès le début :
– S’appeler par nos prénoms,
– Echanger sur nos lectures,
– Ne pas engager un atelier au rabais qui serait occupationnel, relais de je ne sais quel projet d’entretien de la mémoire, de la motricité fine ou de la socialisation,
– Rester dans des propositions qui me plaisent dans une exigence de clarté et de qualité de médiation – des textes contemporains, récemment lus, que j’apprécie – même si le temps d’écriture doit être court ou se fractionner en plusieurs fois,
– Et faire le pari qu’elles ont des richesses à me faire découvrir (ce qu’elles firent magnifiquement).
Mais combien sont-elles au juste ? Les participantes, sur un effectif de 8 régulières pour 2011, sont religieuses pour 5 d’entre elles. Sur les 5 sœurs, deux sont en robe de moniale, l’une bleue, l’autre grise. Ces 5 sœurs font partie de trois ordres différents mais pour lesquels aucun antagonisme ne vient opposer les unes aux autres.
Parmi ces 8 régulières, deux sont en chaise roulante. Une, devenue très handicapée dans sa marche, l’usage du bras droit et la vision, participe, parfois par écrit, parfois par oral, parfois me dicte. Trois sont très sourdes et requièrent de ma part une diction claire et une voix portée. Les humeurs sont parfois tranquilles, parfois électriques. Et alors ? Est-ce que ça empêche ces femmes d’écrire des choses merveilleuses ? Toutes ont une solide et rude expérience de vie qui les a fait traverser plusieurs pays et quelques guerres. Certaines ont encore la mobilité pour sortir de la maison. D’autres plus. Depuis longtemps. Celle-ci aime à faire vivre le pays basque et l’univers des scouts et connaît un nombre incroyable d’histoires. Celle-là écrit une Provence de son enfance que son accent porte encore, collectionne les bouts de rien pour en faire des « quelque chose ». Cette autre me surprend souvent par la modernité de ses remarques relatives à la mode, milieu dans lequel elle travailla toute sa vie. Une autre encore, Lorraine, y retourne parfois et me remet, à chacun des ateliers, un paquet d’articles littéraires collectés dans La Croix.
Il y a les passagères, venues une fois.
Les disparues aussi. Celles que je ne revis plus. Huit ans d’activité, c’est un long fleuve de jours au bord desquels les rives peuvent beaucoup changer.
Joséphine, grande bourgeoise dans la diction, toujours bien mise, est morte, emportée sans vraiment de signe précurseur. Elle écrivait avec délicatesse, maniant un stylo comme une cuillère : un petit doigt levé, mais sans hypocrisie. Toujours souriante et sans doute habituée à l’aisance nécessaire à déployer dans les cercles, elle créait un côté à la fois un peu mondain et tendre aux débuts d’ateliers.
Marie Rose, anti conventions – allure surprenante à mi-chemin entre Madame Bidochon et
une Nonne Troppo (pour qui connut ce groupe de rock alternatif des années 90 composé
de quatre solides gaillards velus habillés en sœurs) – s’isole aujourd’hui dans un univers
bien à elle et a décrété que l’atelier ne lui était plus nécessaire. J’adorais pourtant ses textes, imprévisibles, toujours à côté de mes consignes qu’elle détournait avec une liberté subversive pour des ovnis toujours courts, secs, nerveux, étonnants, mais qu’elle refusait de nous donner autrement qu’en lecture. Avec elle soufflaient liberté et impertinence. Une sacrée force de bonne sœur insoumise ! J’aurais voulu garder trace de ses fulgurances. Quand je pense à elle, bien qu’elle soit moniale, c’est un curieux mélange entre Emily Dickinson, Bakounine et Pierre Desproges qui me vient en tête…
Cécile, un physique léger de libellule, une délicatesse du mot comme de la présence, elle
aussi sœur dans un ordre qui œuvra beaucoup en Asie, après un épisode de décompensation qui échevela un temps bref sa tenue pastel toujours bien mise, est partie en démence et n’en est pas revenue. Sa longue expérience du Japon avait donné à son écriture une facture très particulière. Elle nous donnait à partager son univers intérieur, à le déplier, en ciselant des textes avec grande place faite à la nature et au monde.
Nous écrivons et écrivant nous pensons vie, mort, souvenirs, rêves, quotidien. Je m’amuse aussi à orienter des séances sur des pentes sensibles, sensuelles, charnelles : souvenirs de mets, de repas, descriptions d’odeurs, recherches de couleurs, histoires de pieds, de mains, de regards, de mots … histoires d’amour, de désir… Non pas pour les choquer ou me moquer. Mais pour faire palpiter de la vie. Elles se laissent entraîner dans ces directions pour des textes riches, intenses. Pas d’utilitaire, pas de médical, pas de thérapeutique dans les propositions,pas de retenue due prétendument à leur âge, leur statut, mais l’opportunité du singulier créateur. Elles sont invitées à ne laisser filer ni le souvenir ni la conscience de la sensation. Et même, invoquant une certaine Thérèse, que 5 d’entre elles connaissent déjà très bien, et qui vécut au sud de l’Espagne au 16ème siècle, j’invite ouvertement chacune à laisser parler, crier, chuchoter une sorcière : la Folle du Logis. Car la Folle du logis, comme la nomme Thérèse d’Avila, n’est autre que l’imagination. Magnifique image pour rendre compte d’une énergie présente en chacun et qui sait se moquer de l’âge, de la maladie et du handicap.
Quand je vais voir les dames de l’atelier, je ne vais pas voir de vieilles dames infirmes, je vais voir des femmes dont j’attends que les échanges et les textes nous nourrissent toutes d’une matière vivante. Pendant huit ans, bénévolement, j’anime et vis cet atelier comme une expérience étonnante. Celle d’avoir rencontré des femmes avec qui échanger sans être ni dans un rapport de travail au sens classique et rémunéré, ni de famille, d’amitié, d’association ou d’us ou coutume particulière. De mon plein gré, j’y suis retournée, avec toujours la curiosité d’activer une densité sous la cendre. Une qualité, une couleur ou une texture d’échanges très particulière. Je touche ici au point sensible. Qu’est-ce qui fait écrire ? Qu’est-ce qui fait faire écrire ? Le désir de laisser la trace graphique de ce qui nous relie ? Parmi bien d’autres que convoquent l’acte d’écrire en général et cette expérience en particulier, voici cinq mots électrons qui bougent, interagissent tous, tout le temps, en multiples directions : mémoire, reconnaissance, transmission, création, partage.
En 2011, l’atelier cessa. La maison de retraite engageait des travaux importants et les résidents durent déménager pour une autre maison le temps que leur lieu d’accueil se transforme. C’est finalement un évènement extérieur à l’atelier qui marqua la fin de celui-ci. Nous sommes toutefois toujours en contact, je reviens les voir de temps à autre, depuis que, les travaux achevés, elles ont réintégré leurs locaux. J’ai de fréquents échanges avec Annie par mail. Pendant 8 ans, une question m’a toujours permis d’inventer des séances : pour ces femmes, qui avaient été très actives et qu’aujourd’hui de multiples raisons obligent à bouger peu, dans les murs de la maison de retraite comment faire surgir l’hors les murs ? Un hors les murs qui soit ambulatoire, géographique, mais aussi intérieur. Comment faire surgir des mots sur du papier, un récit ou autre chose avec des mots. C’est une affaire de logis et de folle qu’on écoute et dont on retranscrit les dits. Et cette folle est pleine de sagesses qui savent nous surprendre.
Je crois que je suis retournée voir ces femmes année après année parce que j’avais l’impression de toucher quelque chose de précieux où l’écriture était prétexte et trace d’autre chose, qui tient de « l’extrait sec qui nous constitue ».
Alors on est là, on est là et on est nu, on brise la glace qui peut vite prendre, et on est là,on accepte, et tout simplement on est là ensemble, on écrit, on pourrait faire la cuisine, ou marcher, mais on écrit, et on y va sérieusement, on le fait, et le petit miracle a lieu, celui de vivre l’instant pleinement.
Montreuil, 2 juin 2015
Laurence Faure anime chez Aleph écriture des ateliers régulier et des stages (écriture théâtrale, écriture de sketches, le conte, l’épistolaire). Comédienne – en salle, en rue, et dans le cadre de spectacles d’improvisation – elle conduit des parcours de création – écriture et théâtre – en vue de présentations et performances. Par ailleurs formatrice en communication, elle intervient en formation initiale et continue pour de nombreuses structures.
Elle a publié « Nom de famille » aux éditions Terres d’écriture.