Locations saisonnières
Quand on la voit depuis la plage en contre-bas, plantée sur son talus de sable, la maison apparaît griffée de longues herbes sèches. Escaladé le monticule, on débouche sur une petite esplanade couverte de bouquets de criste marine qui la retient de glisser vers la grève. Des transats épars à la toile délavée par l’ardeur du soleil, bizarrement abandonnés, témoignent des derniers regards portés au large par les vacanciers avant de rendre les clés. Un chapeau de paille envolé s’est presque enseveli au pied de la barrière d’ajoncs, les pages d’un magazine tournent au vent comme sous les doigts d’un lecteur inattentif revenant inlassablement à la première page. Derrière, les baies vitrées entr’ouvertes laissent danser des rideaux effilochés.
De l’autre coté, à l’entrée du chemin qui croise la route départementale par laquelle ils arriveront tous, la pancarte de guingois maintenue par un fil de fer affiche : « Locations saisonnières ».
L’été est derrière elle, elle a tenu sa promesse. Les vacanciers se sont succédé sans relâche. Chaque samedi matin, Maria est venue récupérer les draps et vérifier que le livre d’or posé dans l’entrée renfermait un peu d’histoire de chacun.
Le samedi, la maison retentit des pas de Maria : course dans l’escalier avec l’aspirateur, tirer les lits pour déloger les moutons coutumiers mais aussi les bâtonnets de crèmes glacées, battre les oreillers, ouvrir les tiroirs à la recherche de chaussettes égarées, d’épingles à cheveux, ne rien laisser des précédents aux prochains arrivants.
La première semaine, les ciels des nuits ont été gris-mouvant, les grandes marées en étaient les organisatrices ; les aubes débarquaient d’abord miel puis s’affirmaient azur. Depuis le hublot de la chambre sous le toit, l’enfant réveillé par cette lumière inhabituelle surveillait en silence les mouettes séchant leurs ailes sur les piquets inclinés en contre-bas. Monde à lui seul, celui de la marée au réveil des premiers jours de vacances, quand l’estran s’habille d’une dentelle d’écume presque recouverte par une autre tout aussi ouvragée. L’attente d’une plus timide promet invariablement l’approche d’une téméraire effaçant la série et recommençant le dessin.
L’enfant a dit à l’adulte venu s’enquérir de lui dans la petite pièce au lit unique coincé sous la fenêtre ronde :
— C’est jamais fini de mettre une vague sur l’autre, alors ?
Sa mère a dit :
—Je crois que même après notre départ, l’océan n’arrêtera pas d’être fidèle au rythme ordonné par la lune.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Dans cette maison, j’ai envie de le dire ainsi, parce que c’est pour cela que nous sommes revenus ici tous les deux cette année, alors que nous étions trois l’été dernier. Par fidélité.
Le samedi ça déménage ; d’abord Maria, puis l’après-midi ils arrivent avec leurs bagages. Le bus de l’île les laisse devant la pancarte. Certains disent : « Ça me paraissait plus grand dans mes souvenirs. » En fait ils pensent à la terrasse et sa vue sur l’océan. D’autres se taisent, ils y ont tellement rêvé pendant un an qu’ils attendent que se réenclenchent les odeurs, les bruits, celui des oiseaux, de la houle, du craquement de la charpente qui gémit certains jours … Ils prennent le temps de vivre ce moment du début, quand il reste devant soi l’entièreté des vacances.
De la fenêtre de la cuisine qu’elle finit d’astiquer Maria sourit des valises qui s’enlisent, qu’il faut finir par porter, et malgré cela des sourires déjà sur tous les visages.
Maria redonne les mêmes consignes ; la bonbonne de gaz de secours sous l’appentis, les vélos en état et pas besoin de cadenas, les cartes des restaurants de plage déposées sur le buffet, le manuel des horaires des marées. Elle finit toujours en disant : « Et ici pas de code WIFI. Toujours pas !» Parfois un adolescent pris au piège foudroie ses parents du regard ; d’expérience, la déception passera vite.
La maison ne peut accueillir plus de six personnes. La première semaine d’août il n’y en avait qu’une. Elle est restée à écrire dans la chambre bleue. Elle n’a jamais utilisé la bicyclette. Elle téléphonait de l’extérieur. La maison n’a jamais entendu sa voix. Elle a laissé son cahier sur la table. Maria attend qu’elle lui demande de l’expédier par la poste mais elle imagine qu’elle ne l’a pas oublié pour rien.
Avant l’écrivaine, il y avait eu la femme et l’enfant. L’année d’avant le père était là. Cette année il a pris ses vacances séparément. La femme a fait des rencontres sur la plage. Ne les a pas ramenées dans la maison. Elle l’avait dit sous le toit.
Mi-août, la maison était pleine : trois enfants, leurs parents et un chien blanc. L’enfant handicapé dormait dans la chambre verte. Le chien sur son lit. Maria a eu le plus grand mal à aspirer les poils du couvre lit ; elle n’a fait aucune remarque. L’enfant avait beaucoup caressé la maison : les murs, les angles, les maquettes de voiliers sur le bahut. De ses doigts fins il accompagnait les histoires qu’il s’imaginait sur des mers déchaînées.
Après eux, il y a eu « l’architecte ». C’est ainsi que Maria l’appelle. Il vient depuis cinq ans, la dernière quinzaine de l’été : il ferme la maison pour l’hiver. Après ses premières vacances ici, on lui a diagnostiqué un cancer. Sa femme prétend qu’il a guéri à cause de la maison sur l’océan. Depuis, en accord avec Maria, il débarque avec sa caisse à outils, ses pots de peinture, et répare l’usure de la mer, du sable et du sel, des petites mains poisseuses sur les murs… C’est un peu sa maison de famille.
Quand Maria arrive à la maison de retraite fin septembre, elle dépose entre les mains de Karl le livre d’or rempli par les uns et les autres, raconte ceux qu’elle a accueillis et ce que la maison lui a raconté. Cette année, un chapeau s’est envolé, on ne l’a pas retrouvé, une nouvelle a été oubliée et n’a pas été réclamée (elle a glissé le cahier dans le livre d’or), une petite ancre d’une maquette de voilier a disparu … Mais l’enfant a fait de si beaux voyages qu’il fallait bien qu’elle se perde.
C.L-P