Alain André : « Le récit choral, l’élaboration d’une multiplicité de voix narratives »

Alain André, fondateur d’Aleph et écrivain, consacre un tout nouveau stage au récit choral, mode de narration aussi apprécié des lecteurs que complexe à manier par les auteurs. La première session de cette formation via Teams débute le 8 juillet 2024. Nous avons voulu en savoir plus.

Lucile Métout : Qu’est-ce que le récit choral ?

Alain André : Traditionnellement, dans le roman, on a un seul narrateur qui raconte. Il le fait soit de l’extérieur, comme chez Balzac, soit de l’intérieur en tant que héros ou personnage secondaire, ce qui favorise une approche plutôt psychologique, je dirais même initiatique du récit. Mais certains auteurs ont imaginé donner la parole à plusieurs personnages. Dans Tandis que j’agonise de William Faulkner, une quinzaine de personnes accompagnent le cercueil d’une vieille femme sur quarante miles au fin fond du Mississippi et on entend leurs voix alternées. L’autre exemple souvent cité se trouve dans la littérature japonaise avec un très beau roman, Le fusil de chasse. Yasushi Inoué fait parler cinq personnes : le narrateur qui a croisé un chasseur, le chasseur qui s’est reconnu dans le poème du narrateur, et trois femmes qui donnent leur point de vue sur l’histoire d’adultère impliquant le chasseur. Le récit choral est l’une des façons les plus riches d’aborder le roman.

D’où vient le nom de cette forme narrative ?

Je m’en tiens à « récit choral ». Ce nom fait référence aux tragédies grecques, dans lesquelles un chœur s’exprime. Mais on dit aussi « récit polyphonique », en écho à certains chants traditionnels. Vincent Message, lui, parle de « récit pluraliste ». Il démontre que l’une des tendances du roman depuis Rabelais est de confronter des opinions sur une même réalité, et que l’une des manières d’y parvenir est d’adopter les points de vue contradictoires de plusieurs personnages.

Quels avantages cela présente-t-il ?

C’est un magnifique outil au service de ceux qui veulent écrire de la fiction. Il est particulièrement utile quand on veut travailler sur des voix différentes, voire inhabituelles. Mireille Gagné fait par exemple entendre la voix de ce qu’on appelle un « frappabord » au Québec, c’est-à-dire un taon, grâce auquel le récit prend une dimension écologique. On peut très bien donner la parole à un arbre ou à un paysan du XIIe siècle. C’est une manière originale d’aborder certains enjeux. Il s’agit aussi d’une ressource lorsque l’on veut rendre compte d’une communauté, ou faire s’exprimer des gens qui ne parlent pas beaucoup. Alors que j’animais un stage sur l’autofiction, j’ai parlé de récit choral et une participante m’a dit « je m’inscrirai à cette formation parce que je veux écrire l’histoire de ma famille et j’ai compris que je ne parviendrai à le faire qu’en utilisant la forme polyphonique ».

Chaque voix doit faire progresser l’histoire

Quelles difficultés cela pose-t-il à l’auteur ?

D’abord, l’élaboration d’une multiplicité de voix narratives. Comment faire s’exprimer des personnages différents ? Et, puisque leur « musique » doit être identifiable à chaque nouvelle entrée, comment faire reconnaître leur voix ? S’ils sont confrontés à une situation plus ou moins commune, tous ne sont pas confrontés à la même nature de conflit ou à la même sorte d’interrogation. Ils ont leurs propres rebondissements. Il faut aussi garder en tête qu’en dehors de la forme, chaque voix doit faire progresser l’histoire. Le lecteur ne doit pas être perdu. Comme le récit choral permet de travailler la complexité, le risque, c’est d’en faire trop. De surenchérir au point de perdre les lecteurs. L’articulation d’histoires plurielles exige une cohérence narrative. Je remarque que les gens inventent des voix assez facilement, mais que beaucoup ont du mal à se décentrer. Or, la vertu numéro un du récit choral est qu’il oblige l’auteur à prendre en compte l’autre plutôt que soi. Vladimir Nabokov disait que le roman est un peu comme le jeu d’échecs et que le plus difficile est de ne pas jouer à la place du lecteur. Au cours du stage, des propositions permettront justement aux participants de s’essayer à des types d’écritures auxquels ils n’ont jamais pensé.

D’où vient l’idée de cette formation ?

La première fois qu’on s’est intéressés au récit choral chez Aleph, c’était il y a trente ans. J’avais apporté dans le collectif des animateurs un livre paru en 1991 aux Éditions de Minuit : Semaines de Suzanne. Il est signé New Smyrna Beach, qui est en fait le nom de l’hôtel en Floride où l’éditeur a logé les sept coauteurs le temps de l’écriture du roman. Parmi eux, Florence Delay, Patrick Deville, Jean Echenoz, Harry Mathews et Olivier Rolin. Ils se sont simplement mis d’accord sur l’état civil de Suzanne et quelques caractéristiques, puis ils ont monté ce récit collaboratif durant plusieurs semaines, chacun prenant en charge un point de vue différent sur la vie de ce personnage imaginaire. Quelques animateurs d’Aleph ont utilisé cette séquence comme support de travaux d’écriture, notamment Jean-François Gehant et Estelle Lépine. Récemment, des participants au module « voix narrative » m’ont suggéré d’en faire une formation parce qu’il y a une proximité entre le récit choral et le courant littéraire qu’on appelle « courant de conscience », ou monologue intérieur. Comme il ne se passe pas une saison littéraire sans publication d’un nouveau récit choral, et que j’en écris un moi-même, je me suis dit que le moment était venu.

Qui peut s’inscrire ?

Les participants à la formation générale à l’écriture littéraire (désormais « parcours modulaire ») bien sûr, mais aussi toute personne souhaitant s’engager dans l’écriture d’un récit choral. Je ne ferme aucune porte. La seule chose que je demande à celles et ceux qui n’ont pas suivi le parcours « classique », c’est de m’écrire pour m’expliquer leur projet, leur intention littéraire. J’adapterai le contenu du stage au groupe. C’est toujours très interactif et il y aura forcément des allers-retours entre le collectif et l’individuel, pour répondre aux besoins de chacun. Mon objectif est qu’à la fin de la semaine, les participants aient une idée beaucoup plus précise des techniques impliquées par le récit choral, mais aussi des bases pour faire progresser leur projet ou un matériau pour en imaginer un. Ensuite, s’ils veulent poursuivre l’écriture, il leur suffira d’y travailler pendant un an ou deux, comme tout le monde !

L.M.

Écrire un récit choral, du 8 au 12 juillet 2024 par Teams, et en résidentiel du 14 au 18 avril 2025.

Tous les articles sur, ou écrits par Alain André