Christian Galiana, Virginie Legrand, Frambroise Zed

Sur une proposition d’écriture d’Arlette Mondon-Neycensas à partir du roman d’Eric Reinhardt « Sarah, Suzanne et l’écrivain » (Gallimard, 2023).  Vos textes.
Christian Galiana

Victime ou coupable

Franz, je n’aurais jamais dû accepter ce deal : être le personnage central de ton dernier roman. Une épreuve que je ne souhaite pas à mon pire ennemi.

Pourquoi m’as-tu plongé dans ce magma compliqué, dans cette jungle inextricable ? J’ai dû me cramponner à chaque page, à chaque ligne, à chaque mot pour ne pas sombrer. Par moments, tu me montres même négligent, incohérent dans mes attitudes, aussi absurde qu’est absurde cette procédure qui m’accable sans fin. Cela ajoute au peu d’envergure de mon personnage. Jamais tu ne me montres comme un battant, comme un résistant.

À chaque convocation, je me rends sans rien comprendre, sans jamais rien comprendre. Tu me laisses dans les affres du doute et du cauchemar au point que je ne sais plus si tout cela est rêve ou réalité. Tu me soumets à l’hydre de l’administration et des procédures, tu finis par faire de moi un coupable que tout accuse, moi qui n’ai rien fait. Cela t’amuse même de m’amener à me calomnier moi-même, pour voir quelle tournure cela donnera à ton histoire. À tout jamais, je t’en voudrai de m’avoir fait vivre cet enfer !

Et pour finir, tu oses me condamner à mort sans que j’aie toujours compris de quoi je suis coupable. Tu m’as ravagé, dévasté, bien usé jusqu’à la corde à laquelle tu me mènes.

Mais toi, tu as réussi. La preuve, voilà un nouvel adjectif à ton nom alors que, moi, j’y laisse ma peau !

Je finis par me croire vraiment coupable, tu ne m’épargnes même pas cette honte et je dois dire que cela ajoute à mes souffrances mentales. Ce qui seulement m’apaisera sera bien cette mort à laquelle tu m’envoies. Je te hais autant qu’il est possible !

Joseph K.


Virginie Legrand

Chère Sophie,

J’avoue que j’ai été flattée que tu me choisisses et me peignes comme la Emma du vingt et unième siècle.

Alors qu’en première partie, je m’accomplis dans un bovarysme moderne, gestionnaire d’une charge mentale astronomique, fidèle et fière de mes valeurs, train-train quotidien lénifiant, réchauffé par le petit radiateur sentimental d’une photo de mariage, page cent-soixante-dix, tu installes un poêle à pellets dans le pavillon : Philippe. Ça crépite, ça bouillonne, torrent libidinal, bain de jouvence volcanique, éruption orgasmique, une parenthèse de rêve à défriser la ménagère de cinquante ans.

Que c’était bon ! Que c’était court, Sophie !

J’en aurais bien repris un peu, de Philippe, juste une petite tranche, quelques années plus tard, à l’occasion d’une rencontre à la charcuterie par exemple. Je le croise, chenu, et blanchi à mon coeur, et on remet le couvert le temps de quelques pages. Je ne te demande pas de paragraphe érotique, encore moins un « Mommy Porn » ou du Catherine Millet, quoique. Juste un autre chapitre avec mon Philippe, ventripotent, flasque, chauve, fripé, peu importe, il encanaillerait mes nuits au lieu de me faire sombrer dans cette sublimation mièvre à base de yoga, d’humanitaire, et pourquoi pas de tricot.

Cliché ? Goût de réchauffé ?

Alors, ma rancœur attisée par ces retrouvailles, je concocte une revanche aux petits oignons de femme blessée, abandonnée, et me venge en le quittant froidement.

Plus pimenté encore ?

Façon Thérèse Raquin, nous mitonnons ensemble un plan pour évincer sa femme qui tombe dans une compacteuse, par exemple ?

Trop saignant ?

Me contenter de fantasmer Philippe, chaque nuit passée aux côtés de François, qui réveillé par le fait d’avoir été trompé, se révèlerait un amant exceptionnel ? Après tout, c’est peut-être ça la condition pavillonnaire : une assignation à rêver sa vie pour s’en échapper.

M.A.

(Lettre à Sophie Divry)


Framboise Zed

Mon cher Gustave,

Pardonnez-moi ce ton familier. Votre renommée est considérable et vous pourriez vous étonner de ne pas lire une formule plus solennelle en ce début de lettre. Mais croyez-moi, ce n’est pas parce que je m’adresse à vous aussi librement que je manque de respect et d’admiration. Ce que je vais vous confier vous donnera la preuve de mon immense considération. Cette intimité, vous me l’avez autorisée car n’avez-vous pas dit « Emma Bovary, c’est moi ! » ?

Mon cher Gustave donc, je vous écris pour vous assurer que je ne vous en veux pas de la fin tragique que vous m’avez imposée. Vous savez combien j’ai agonisé dans des souffrances atroces. Mais en mourant sous votre plume et l’arsenic que vous m’avez fait avaler, je suis devenue immortelle. Mon histoire a traversé le temps. Ce n’est pas la faute à la fatalité comme le dit Bovary. C’est le pouvoir de votre littérature. Je suis devenue une icône, une idole, un mythe, un Don Quichotte au féminin! Moi, l’éternelle insatisfaite qui rêvait d’une vie passionnante, me voici comblée. Et vous, mon ami, vous êtes passé à la postérité, non seulement par votre talent d’écrivain mais aussi par votre modernisme. A travers mon personnage, vous jetez, à la face des messieurs bien- pensants et détenteurs del’ordre moral, leurs convictions rigides. Moi, Emma, je suis toutes les oubliées, les bâillonnées, les engluées dans le désespoir et la solitude, confites dans un rôle attribué parce qu’elles sont nées filles. Je suis leur cri de détresse, celui qu’elles ne peuvent hurler, celui qui assèche leur gorge muette. Ma destinée de femme de papier raconte le lamento des bien-vivantes qui subissent cette injustice. Vous avez orchestré les mots vibrants de vérité pour composer leur Requiem.

Croyez-moi, Gustave, ce qui était vrai hier résonne malheureusement aujourd’hui. Je suis fière que vous ayez fait de moi une révoltée qui refuse la vie qu’on décide pour elle. Oh bien sûr, séduction et passion amoureuse apparaissent comme des armes désuètes ! Quels choix avais-je alors ? Vous m’avez donné le pouvoir de rêver grand. Et même si je me cogne à la réalité comme un oiseau prisonnier, si je me brûle, si je me consume et me fracasse les ailes, je reste et resterai l’image d’une femme indomptée.

Reconnaissante à tout jamais,

Votre Emma