Depuis près de trente ans, Sylvie Germain construit une œuvre singulière, qui a connu et le succès critique et le plébiscite des lecteurs. Elle a été couronnée par de nombreux prix littéraires : le Femina pour Jours de colère, le Grand prix Jean Giono pour Tobie des marais, le Goncourt des lycéens pour Magnus, et le Grand prix SGDL pour l’ensemble de son œuvre, publiée chez Albin Michel. Elle vient d’entrer à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Petites scènes capitales est son dernier ouvrage, dans lequel on retrouve des interrogations qu’elle a faites siennes depuis de nombreuses années : la complexité des relations au sein des familles, la façon dont les individus se construisent et donnent sens à leur vie malgré les drames et les accidents de parcours, le rôle de l’art et en particulier de la peinture et de la musique dans la façon d’être au monde des individus, la foi… Mais cette fois-ci, son style se fait encore plus lumineux et porte la grâce poétique jusqu’à l’épure. Sylvie Germain s’attache au parcours de Lili, née dans l’après guerre et très tôt privée de mère. Elle va devoir faire avec une famille sans cesse recomposée, par le remariage du père certes mais également par les disparitions et les morts des membres de la fratrie. Lili tente de percer l’énigme de son existence et ne parvient jamais qu’à des réponses provisoires. Mais le bonheur parfois aussi s’invite malgré les déchirures et les peines. Rencontre dense et essentielle avec un écrivain inspiré.
Vous avez placé en exergue deux citations empruntées à Tomas Tranströmer et qui mettent en lumière deux des thèmes essentiels que vous interrogez dans ce roman, celui de la quête de soi et celui du rapport au temps.
Comme nombre de lecteurs, j’ai découvert Tranströmer lorsqu’il a obtenu le prix Nobel. C’est un immense poète et son travail me touche beaucoup. La première citation évoque la quête d’identité, étape incontournable au sortir de l’enfance où il s’agit de trouver sa place au sein d’une famille, d’une communauté, et de savoir qui on est et comment on se situe par rapport aux images de nous-mêmes que les autres nous renvoient. Cette quête d’identité est une épreuve, un parcours pénible mais nécessaire. Mais là n’est pas l’essentiel : elle donne une structure, une armature qui va permettre de passer à autre chose, de dépasser ce moment où l’on est centré sur soi-même, sur son ego, pour aller vers la quête de soi qui est beaucoup plus vaste. Cela renvoie à la fameuse affirmation de Pascal selon laquelle le moi est haïssable. Ce qui est haïssable c’est l’ego enfermé sur lui-même, énamouré de lui-même, soucieux de son seul horizon. Ce moi là est limitatif et il importe de sortir du seul souci, parfois douloureux et tourmenté, de soi-même. Il faut dépasser le narcissisme pour découvrir ce qui en soi porte une autre dimension. La première étape est indispensable parce que nous sommes des êtres de chair, de mémoire, d’histoire, mais il faut ensuite aller vers quelque chose de plus vaste, de métaphysique. Néanmoins c’est la quête d’identité qui est le sujet romanesque. La suite relève non plus du roman mais d’autre chose, de la poésie ou de la musique sans doute, et c’est pourquoi mes romans s’achèvent tous à la fin de cette première étape.
La deuxième citation évoque le rapport au temps, un temps non pas linéaire mais labyrinthique.
Je trouve cette phrase extraordinaire et il y aurait beaucoup à en dire. Soulignons juste cette idée des instants propices, ces moments où il faut savoir s’arrêter pour percevoir l’imprévu, le surgissement de quelque chose qui nous dépasse ; dans ces moments là, c’est comme si les plaques tectoniques qui sont au fond de nous bougeaient et dans ce mouvement surgit un trauma refoulé, un souvenir oublié, qui nous entraîne là où ne pensions pas aller. L’écriture aussi fait cela, provoquer en nous des surgissements inattendus, lorsqu’une force propre à la langue, au récit, dicte sa logique et nous fait écrire ce que nous n’imaginions pas écrire. C’est en cela que le temps n’existe pas – car nous avons un inconscient et une mémoire, et pour l’inconscient comme pour la mémoire, le temps n’est pas linéaire – et pourtant nous sommes soumis au temps mathématique et objectif des horloges.
Lili, le personnage principal de votre roman, est en interrogation perpétuelle sur elle-même et le doute l’accompagne jusqu’au bout du chemin. Pourquoi doute t-elle à ce point de sa propre existence ?
Le doute est quelque chose d’inconfortable mais de dynamisant. Il ne faut pas s’y complaire mais il est sans doute nécessaire. A l’inverse de Paul qui reçoit la grâce d’une illumination, Lili vit de petits ébranlements, elle est sans cesse arrachée à l’évidence. Le doute est une manière pour elle de réfléchir, d’être consciente d’elle-même et du monde. Le doute est fécond et remet les pendules à l’heure. Et le doute de Lili ne porte pas sur son existence mais sur le sens de celle-ci.
Il y a en arrière-plan du roman une question qui se répète sous des formes différentes et cette question a trait à la maternité. Celle-ci n’est jamais évidente : Lili n’a presque pas connu sa mère, Paul est élevé par une femme qui se révèle n’être pas sa mère, Jeanne met au monde un enfant mais ne peut l’assumer…
Je n’avais pas conscience de la prégnance de ce thème en écrivant mais vous avez raison. Je n’ai pas eu d’enfant moi-même et j’ai donc sur cette question l’avantage d’une relative neutralité. J’ai été très attentive à beaucoup de discours tenus par des femmes de mon entourage et qui tournaient autour de l’immense douleur d’être abandonné par sa mère. Les pères abandonnent aussi parfois leurs enfants mais provoquent de moins grandes douleurs. On est inconsolé de ces abandons-là. J’ai également noté à quel point les rapports mère-fille étaient difficiles. Le lien d’une mère à son enfant n’est pas de l’ordre de l’évidence et il se trouve qu’on a beaucoup médiatisé récemment des affaires d’infanticide maternel et de déni de grossesse. A mon insu, ces questions ont resurgi dans mon roman où en effet la maternité ne va jamais de soi. Quant à la scène où Viviane recueille Paul, elle s’est imposée à moi et je l’ai écrite d’une traite. Magnifique travail de l’inconscient privé et collectif dans ce qui nous occupe en tant qu’écrivain.
Il y a également la question du handicap, de la différence, et vous dites à propos de la petite Sophie atteinte de phocomélie qu’elle apporte à chacun d’obscures nouvelles de lui-même, qu’elle pose la question du pourquoi absolu. Pouvez-vous nous en dire plus ?
J’avais envie d’interroger l’effroi que provoque en nous la monstruosité de l’autre, de mieux comprendre ce qui nous heurte dans l’extrême différence. Et de me demander si nous sommes capables de dépasser ce premier moment de stupeur pour percevoir autre chose chez l’autre, pour le percevoir comme un égal à part entière. Si l’on reste dans l’effroi, on fuit la vision de l’autre et sa présence, on le nie, et c’est un échec sur le plan éthique. Se demander pourquoi la vision d’un « monstre » nous effraie autant permet d’avancer. Quant au pourquoi absolu dont je parle, il est le condensé de tous les pourquoi que se posent les être humains et en particulier les enfants : pourquoi la vie ? Pourquoi être au monde ? Pourquoi la mort ? Où étions nous avant de naître ? etc. Tous les moments de heurts, de chocs, ouvrent des possibilités d’avoir des nouvelles de nous-mêmes, des nouvelles non pas de notre ego, mais plus vastes et sans doute plus floues aussi. C’est cela qui me fait écrire, cette possibilité qui s’ouvre par l’écriture de s’interroger et d’avancer, et c’est cela qui me porte malgré le doute qui accompagne nécessairement l’écriture et qui nous fait nous interroger sans cesse sur la valeur de ce que nous faisons.
La foi et la joie sont deux thèmes qui reviennent à divers moments du livre. Pensez-vous qu’il soit pertinent de les rapprocher ?
La joie et la foi sont toutes deux des surcroits de vie, des surgissements de vie vivante et vivace qui nous entraînent vers des sommets sur lesquels nous ne pouvons nous maintenir que très brièvement. Mais ces moments-là laissent en nous des traces durables. Ce sont des formes de présence inattendue et qui fulgure, quelque chose qui est à la fois très intime et nous dépasse totalement. Je pense à Saint Augustin qui disait : « Beauté, au dehors je te cherchais et voici que tu étais au-dedans ». Ou à Pascal qui, la nuit du 23 novembre 1654, dite nuit du mémorial, est envahi par une illumination, consumé par une joie qui le dépasse et il écrit ces mots, qu’il gardera sur lui jusqu’à sa mort : « Joie, joie, joie. Pleurs de joie. Feu, feu, feu ». Cette nuit restera pour lui un tournant majeur.
A deux reprises dans le roman vous revenez sur la question de l’amour, une fois pour évoquer l’amour violent et incertain qui ne cesse d’échapper à Lili, et plus loin pour parler d’un amour plus serein qui « a juste à être et à agir là et quand il faut ».
Oui en effet, Lili passe de l’amour passion à l’amour dépassionné. L’amour souvent se double de jalousie, de voracité, d’un désir de posséder l’autre et de l’étouffer et cet amour-là est extrêmement ambivalent sinon mortifère. Le mot est fourre-tout, mais il importe de distinguer l’éros ou l’amour physique, philia très proche de l’amitié, etl’agapé l’amour qui est souci de l’autre, semblable au mot latin caritas. Lili ne connaît pas d’éblouissements mais elle parvient à l’apaisement. En parallèle, elle traverse une période de passion pour la peinture, puis elle a la sagesse de reconnaître ses limites et sa passion se transforme alors en amour. Elle se met au service de cet art et elle devient restauratrice de tableaux. La question est toujours la même : que fait-on de ses talents ? Lili a un « petit » talent mais elle en fait quelque chose. Elle entre subtilement dans le mystère de la peinture.
Cette interview réalisée par Georgia Makhlouf est parue une première fois dans le numéro de janvier 2014 de l’Orient Littéraire.
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