Non content d’avoir été récompensé par le Goncourt 2013, Pierre Lemaitre a également obtenu le prix du meilleur roman français décerné par la rédaction du magazine Lire et il vient de remporter le prix France Télévisions pour Au revoir là-haut paru à la rentrée chez Albin Michel. Nous avons donc rencontré un écrivain heureux.
Pierre Lemaitre vient du polar et il réussit avec ce premier « roman picaresque » un vrai coup de maître – ce n’est pas là un jeu de mots ! Au revoir là-haut séduit un immense lectorat parce qu’il est solidement documenté, extrêmement bien construit, qu’il repose sur un suspense souvent digne des meilleurs romans policiers et qu’il met en place une galerie de personnages fouillés et crédibles qu’on prend plaisir à observer et à accompagner au fil de ces presque 600 pages. Lemaitre ne boude pas son plaisir d’être si abondamment récompensé et il répond à nos questions avec une passion intacte, malgré le marathon auquel s’apparente la vie d’un auteur post-Goncourt.
Lorsque le Goncourt vous a été attribué, quelques voix chagrines se sont élevées pour critiquer le choix d’un roman populaire et accessible fait pour soutenir les libraires en difficulté plus que pour récompenser une œuvre littéraire. Qu’avez-vous pensé de ces réactions ?
En effet, certains ont dit qu’un Goncourt attribué à un roman populaire allait aider les libraires à en vendre en quantité, mais cela ne se voulait pas une critique des qualités du livre. Ce qui m’a déçu davantage est que certains journalistes appartenant à ma famille politique n’ont pas vu l’aspect politique de mon roman. Ils sont passés à côté de l’une de ses dimensions fondamentales, qui est de donner à voir des analogies entre ce qui s’est passé il y a un siècle à peu près et ce qui se passe aujourd’hui, ce risque d’exclusion qui pèse sur une partie des Français, cette façon dont, aujourd’hui comme hier, on ne sait pas quoi faire face à la précarité, la pauvreté et quelles solutions on pourrait envisager pour intégrer ces exclus qui gênent tout le monde. Certains ont donc utilisé le terme « populaire » pour parler de mon roman en sous-entendant populiste, démagogique et je dois dire que cela m’a un peu attristé.
Avant ce roman, vous aviez, me semble t-il, écrit exclusivement des livres policiers.
Oui, en effet et ce qui est le plus frappant c’est que les gens les plus avertis participent de ce cliché selon lequel la littérature policière ne saurait produire des écrivains mais seulement des auteurs, qu’un auteur venant du polar ne serait pas vraiment légitime. Le polar est ainsi considéré comme un sous-genre, un genre populaire et commercial. On ne le dit pas de façon explicite, on le sous-entend. Simenon qui est un grand écrivain n’a jamais eu le Goncourt et n’a pas été admis à l’Académie Française. L’année 1934 où il publie Les suicidés, le Goncourt va à Roger Vercel pour Capitaine Conan – un ouvrage qui parle de l’après-guerre de 14 et qui a été porté à l’écran par Bertrand Tavernier.
Jean Vautrin et moi qui venons tous deux du polar et avons obtenu le Goncourt, eh bien nous l’avons tous deux obtenu pour des ouvrages qui n’étaient pas des polars.
Peut-on penser qu’à l’inverse du cliché que vous dénoncez, le polar est une très bonne école d’écriture ?
Oui, certainement. Mon roman, je l’ai démarré comme un polar, mais ça ne marchait pas.
Je l’ai alors conçu comme un roman picaresque. Néanmoins, j’ai puisé par moments dans la boîte à outils du polar, j’ai eu recours à certaines techniques narratives qui convenaient parfaitement aux nécessités de tel ou tel chapitre.
Simenon a t-il influencé votre technique romanesque, votre façon de composer vos livres ?
Simenon fait partie de ces écrivains somme toute peu nombreux qui réfléchissent « à blanc » et qui commencent à écrire lorsque le roman est déjà bouclé dans leur tête, que tout est là, personnages, intrigue, découpage en épisodes… Corneille était de ceux-là qui disait : « Ma pièce est terminée il me reste à l’écrire ». Moi, je ne procède pas comme ça, mais j’ai gardé en tête la leçon de Simenon qui concerne l’art de très bien faire des choses simples. Simenon dit : « Quand je veux que Jean ouvre une porte, j‘écris : Jean ouvrit la porte ». Cette simplicité fonctionne parce qu’elle répond à une nécessité, parce qu’elle est pensée, parce qu’elle ne s’encombre de rien d’inutile à l’avancement du récit.
Vous vous réclamez du roman romanesque. Avez-vous, lorsque vous revendiquez cette appartenance, la volonté de vous inscrire en faux par rapport à certains courants ou auteurs de la littérature française actuelle dans lesquels vous ne vous reconnaissez pas ?
Non pas du tout et je crois que nous ne sommes ni les auteurs de nos lectures ni les lecteurs de nos livres. Je veux dire que lecteur et auteur sont des personnes différentes. Les auteurs que j’admire écrivent des choses que je serai incapable d’écrire moi-même. Par exemple, j’aime les minimalistes, j’aime Echenoz, Rolin, Carrère, Toussaint, Modiano, alors qu’en tant qu’auteur, je fais des choses très différentes.
Vous citez en fin d’ouvrage une liste impressionnante d’écrivains à qui, dites-vous, vous avez fait des emprunts. On y croise Aragon et Balzac, Diderot et Emile Ajar, et tant d’autres encore. De quels emprunts s’agit-il ?
Mon roman est tout entier habité par mes lectures, par des auteurs et des ouvrages que j’ai lus, aimés, et qui restent présents à mon esprit lorsque j’écris. A tel point que parfois, des scènes entières me viennent qui, sans être aucunement du plagiat, doivent beaucoup à telle autre scène lue sous la plume de Balzac ou de Proust et qui m’occupent alors que j’écris. Barthes disait qu’un écrivain est quelqu’un qui arrange des citations en enlevant les guillemets. Je dois beaucoup à la littérature ; quand je pense, parle, écris, la littérature est toujours présente et Mme de Guermantes existe autant pour moi que ma voisine de palier. La littérature m’a appris à regarder le monde, à décrypter le réel. Mon livre raconte une histoire certes, mais il est aussi un jeu littéraire, et cette dimension, personne ne l’a vue. Lorsque j’écris « qu’il fasse beau, qu’il fasse laid », j’emprunte à Diderot ; lorsque j’écris que la recherche de morphine va devenir pour Albert « une vraie source de vie quotidienne », je fais un clin d’œil à Emile Ajar. Ces citations sont ma manière à moi de dédier mes influences à ceux qui les ont suscitées et à faire des clins d’œil complices aux lecteurs qui les reconnaîtront.
L’après-guerre de 14 est donc le sujet de votre livre. Comment et pourquoi avez-vous décidé de sortir du champ du polar et de vous intéresser à cette période historique ?
Cette guerre est entrée dans mon musée imaginaire depuis longtemps. A l’âge de 17 ans, je l’ai découverte via la littérature romanesque de l’après-guerre et les ouvrages de Roland Dorgelès, Maurice Genevoix et d’autres. Lorsque j’ai décidé d’y travailler, je me suis beaucoup documenté. Je cherchais mon sujet. J’ai eu le sentiment que tout avait été dit sur l’avant-guerre et sur la guerre elle-même. En revanche, la sortie de guerre n’avait pas été traitée, du moins de façon romanesque. Ce concept de « sortie de guerre », je l’emprunte à l’historien Bruno Cabanes qui a écrit à ce sujet un ouvrage passionnant, La victoire endeuillée. Un autre ouvrage a beaucoup compté pour moi dans le choix de mon sujet : Aurélien d’Aragon. Dans sa préface, Aragon évoque le destin d’un ancien combattant qui ne parvient pas à trouver sa place dans la société dans laquelle il revient. Quelque chose comme une étincelle se fait alors en moi, je sens que je commence à m’approcher de ce qu’il m’intéresse de traiter, à la fois parce que ça touche cette question de l’exclusion et que le sujet est quand même relativement original.
Quand vous dites vouloir établir des analogies entre la situation de la France actuelle et celle de la France d’avant-guerre, à quoi pensez-vous précisément ?
Je ne veux évidemment pas dire que les situations sont identiques, mais mettre en résonnance ces situations. Je souhaite que l’on se pose des questions sur ce qui fait qu’à un siècle d’intervalle, des problèmes analogues d’injustice se posent. L’injustice à mon sens réside dans le fait qu’une population obéit aux injonctions sociales, fait exactement ce qu’on lui demande et se retrouve au final démunie, n’ayant pas obtenu les récompenses promises et attendues. Elle est alors marginalisée et ne trouve plus sa place, parce que l’ascenseur social est en panne. C’est le cas des chômeurs d’aujourd’hui. Ils ont travaillé dur, ont élevé des enfants selon les normes en cours pour en faire des individus employables sur le marché du travail, se sont endettés pour acheter un pavillon en banlieue et là, il ne leur reste plus qu’à s’inscrire à pôle emploi. C’est la même injustice que celle que vivent les survivants de 14.
La question de l’injustice est donc, plus que celle de l’intégration, la question centrale du livre. Mais il y a aussi me semble t-il celle de l’impréparation de ces jeunes gens de vingt ans qu’on envoie au front et qui n’ont pas les moyens de faire face à ce à quoi ils vont être confrontés.
La grande polémique qui a agité le landernau historique est celle du départ des mobilisés : sont-ils partis volontaires ou ont-ils été piégés par une mobilisation qu’ils réprouvaient ? A mon sens ils partent convaincus, la guerre leur paraît être une guerre juste, ils ont une foi sincère dans la lutte qu’ils vont mener. Mais en effet, personne n’est préparé à cette guerre qui va déjouer tous les pronostics. Elle devient une guerre non de mouvements mais de positions, de tranchées donc, elle dure plus de quatre ans, elle devient totalement imprévisible et prend tout le monde à contrepied. Le monde entier est plongé dans un événement imprévisible et d’une grande barbarie.
Vous avez inventé l’escroquerie des monuments aux morts, mais la folie commémorative que vous évoquez est –elle un fait historique avéré ?
Oui, tout à fait. Avec un siècle de recul, le contraste devient évident entre cette folie commémorative et l’incapacité à s’occuper des vivants. Ce paradoxe, nous le voyons avec clarté aujourd’hui mais il ne faudrait pas en conclure que l’un est la cause de l’autre. A la fin de la guerre, la France est laminée, techniquement incapable de s’occuper de cinq millions de démobilisés, et totalement impuissante face à l’ampleur du problème. Mais dans le même temps, une fureur commémorative s’empare d’elle, qui relève sans doute du besoin collectif de faire le deuil, d’objectiver la peine.
Vous affirmiez dans un entretien récent avoir une écriture très cinématographique. Pouvez-vous clarifier ce que vous voulez dire par là, alors que vous venez de souligner à quel point ce sont vos lectures qui vous habitent ?
Quand j’écris une scène, il faut que je la voie. J’ai besoin de visualiser exactement où elle se passe, à quel endroit précis les personnages sont placés, l’angle que fait leur corps par rapport à un mur, une fenêtre… Ces scènes-là, si je devais les filmer, je saurai exactement où mettre la caméra, l’angle de prise de vue, le cadrage, la lumière. En revanche, je ne vais pas beaucoup au cinéma, je suis un piètre cinéphile et je ne suis pas pétri de références cinématographiques.
Vous avez construit une galerie de personnages incroyablement vivants. Il y a bien sûr le salaud intégral qu’est Pradelle et qui accroche le lecteur par la négative –on veut être sûr qu’il va finir par payer pour ses crimes – mais il y a aussi Albert, Edouard et la petite Louise, un personnage particulièrement lumineux.
Et pourtant Louise est, elle aussi une traumatisée de la guerre. Elle perd son père alors qu’elle est une enfant, sa mère est quasiment folle et pourtant, elle et Edouard vont s’étayer pour se reconstruire. Chacun prend appui sur l’autre et c’est de cette façon là que ces deux être brisés vont reprendre le chemin de la vie.
Cette interview réalisée par Georgia Makhlouf est parue une première fois dans le N° de janvier 2014 de l’Orient Littéraire.
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