ÉLISE, en La mineur
C’est mon premier contact avec la vie active. J’ai fait distraitement des études qui ne m’intéressaient pas, sans jamais prendre au sérieux mes condisciples qui avaient des plans de carrière, des livrets d’épargne, et des projets immobiliers ou matrimoniaux. Vaste plaisanterie que je regardais d’un œil rêveur. Mais il n’est plus temps de rêver, je dois gagner ma vie.
Les années que j’ai passées à étudier le droit constitutionnel ne me servent pas à grand-chose. J’entends encore l’éclat de rire du conseiller de Pôle emploi lorsque je lui ai dit que j’avais fait mon mémoire de maîtrise sur la constitution de 1936 en URSS. Aussi sec, il m’a proposé un emploi dans la restauration rapide. Sur le coup, j’ai dû fournir un violent effort pour ne pas protester. Je suis resté silencieux un moment avant de demander :
— Et en quoi ça consiste ?
— Il s’agit de rédiger des « flyers » et des annonces publicitaires pour une chaîne de burgers et de pizzas : vous avez écrit un mémoire, vous avez des compétences rédactionnelles, eh bien, c’est exactement ce qu’il faut pour cet emploi. Vous verrez, je suis sûr que c’est dans vos cordes.*
J’ai rendez-vous au siège social de QuickChef, la nouvelle chaîne de fast-food.
La responsable qui me reçoit a une trentaine d’années, des cheveux auburn, des yeux clairs, intelligents et doux et des hanches joliment convexes. Elle m’accueille très courtoisement, m’offre un café et se montre enjouée. Hypnotisé par ses traits délicats et sa voix caressante, j’oublie tout de l’exposé de présentation que j’ai préparé et je débite laborieusement les plus consternantes banalités avec un sourire de crétin. Elle reste pourtant bienveillante, s’attache à me mettre à l’aise et finit par me dire qu’elle retient ma candidature – ce qui me fait supposer qu’il n’y en avait pas d’autres. Ensuite, elle m’explique l’organisation du service et me dit que je ferai partie du pôle « créatif ». Elle précise que je serai un échelon au-dessous d’elle et je l’imagine perchée au-dessus de moi avec sa jupe courte… mais ce n’est pas le lieu ni le moment de m’abandonner à ce genre de visions. Ensuite elle me présente à trois ou quatre personnes dont je ne comprends pas la fonction et elle me montre où sera mon bureau. Apparemment bien disposée à mon égard, elle m’appelle par mon prénom, me demande de l’appeler Élise et me suggère de lui faire relire mes premiers projets avant de les adresser au « dircom ». Recommandation utile. Dès le début en effet, elle censure mes imparfaits du subjonctif et me recommande les phrases courtes car les amateurs de burgers ne digèrent pas bien la prose universitaire. Grâce à ses conseils avisés je comprends mieux ce qu’on attend de moi et je prends de l’assurance. Je rédige quelques petits textes célébrant les tacos, sushis et kebabs avec des mots puérils, des anglicismes, des points d’exclamation et des formules clinquantes qui ont l’heur de lui plaire. Grâce à ma plume racoleuse et mon aptitude à exalter les produits gras, salés et sucrés, je crois que j’ai effacé le souvenir peu glorieux de mon entretien d’embauche. Élise m’apprendra plus tard que cet entretien était de pure forme, le chef m’avait déjà choisi parce que j’étais Capricorne.
Mes échanges avec Élise, plus nombreux, se font aussi plus étroits. Nous déjeunons souvent ensemble et délaissons le restaurant d’entreprise pour une brasserie voisine où nos conversations s’évadent plus facilement du cadre professionnel. Elle aime la randonnée et me parle avec animation de ses escapades dans le Vexin, la Thiérache ou le Perche, autant de régions dont j’ignore parfois jusqu’au nom. Avec chaleur, elle évoque les arbres, les buissons, leurs odeurs, leurs bruits, tout ce qu’elle appelle leur vie secrète.
À mon tour je lui confie que, depuis un an, j’apprends l’accordéon. Je ne suis pas sûr d’arriver un jour à sortir quelque chose de présentable mais, faute de dispositions artistiques particulières, je suis certain d’être patient. Persévérer malgré la médiocrité est une forme d’héroïsme – trop souvent méconnue – dont je me sens capable : en prenant le temps qu’il faudra, j’arriverai peut-être un jour à jouer Étoile des neiges ou La Java bleue. Le sujet paraît l’intéresser et, une fin d’après-midi, elle m’accompagne à cinq cents mètres du bureau, à l’enseigne de l’Accord d’Léon, boutique spécialisée où j’ai donné mon instrument à réparer. Par chance, Léon (il s’appelle Thierry mais tout le monde l’appelle Léon) n’est pas au café d’en face mais dans son atelier. Sur les étagères qui couvrent les murs, des centaines d’accordéons de toutes sortes, de toutes époques, de toutes couleurs, de la plus humble « boîte à chagrin » jusqu’aux pièces les plus précieuses, en bois rares, ornées de nacre ou de galuchat. Élise est émerveillée. Stimulé par sa présence, Léon prend plaisir à parler des instruments, de leur sonorité, des matériaux, de leur histoire. Notre écoute attentive l’encourage, alors il nous raconte des morceaux de sa « vie d’avant », avant d’être luthier, lorsqu’il était musicien :
— J’ai accompagné Dick Rivers, Higelin, Allain Leprest et plein d’autres…Ah, les concerts ! Les salles archi-combles ! De beaux souvenirs, mais les tournées ça use et tu te retrouves à quarante-cinq berges, toujours intermiteux du spectacle… Maintenant, je suis peinard au milieu de mes branle-poumons. C’est pas le Pérou mais ça suffit à payer mon frichti.
Il est allé chercher mon accordéon – dont il avait changé le soufflet – et a joué Indifférence avec un entrain éblouissant. Élise a esquissé quelques pas de valse au milieu de l’échoppe poussiéreuse, timidement d’abord puis elle a pris ma main et nous avons dansé pendant deux minutes. Vertige léger, effleurement de cheveux et odeur tiède de son corps si proche… Deux minutes après lesquelles je ne pourrai plus la vouvoyer.
Cet été, nous partons en randonnée dans le Parc de Chambaran et j’apprends à jouer Besame mucho. C’est en La mineur.
P. K.