« Un samedi soir en rade » et « Naufrage »

Il y a un mois, nous vous avons proposé d’écrire à partir de «Paris-Briançon » de Philippe Besson. Merci à tous de votre participation ! Parmi les textes sélectionnés, voici celui de Virginie Legrand et d’Isabelle Casas.
Virginie Legrand

Un samedi soir en rade

C’est un samedi soir de Toussaint dans un rade du port Saint-Jacques. 

La lune, pleine dans son halo, tente de mettre en lumière le chagrin qu’on est venu noyer ici. 

C’est une moquette à marguerites orange bordées de brun des années soixante-dix masquant les auréoles des alcools renversés. 

Une boule à facettes en rotation, une couronne de chrysanthèmes mordorés à côté d’un cendrier, sur une table ronde. Au fond, c’est un béret à pompon délavé posé sur un tabouret en bois. Des planches mal découpées forment l’ovale d’une scène improvisée. Un chignon serti de perles, bondit, ricoche, bulle ébrieuse, au rythme des accords électriques, dans le cône lumineux d’un projecteur. Le diamant glisse sur les sillons d’un vieux vinyle.  

Dans un coin, c’est un enfant oublié qui s’amuse à dessiner des roses des vents. 

C’est un tableau animé de Robert Delaunay. 

Vision kaléidoscopique que ces cercles qui se fondent, se cognent, s’enlacent, s’embrassent. 

Adossé à la courbe du bar lambrissé, un crâne glabre luit sous les stroboscopes, tel un phare à éclipse dans cette nuit. Des anneaux de fumée s’échappent d’une gitane coincée entre un index et un majeur jaunis. Le chignon s’est enfoui dans le creux d’une épaule. 

Puis ce sont ses pupilles à lui qui se reflètent dans ses iris à elle, pendant que la bordure dorée de son verre à bière bouscule, en trinquant à l’amour, la rondelle d’orange de son Americano. 

V.L.

Isabelle Casas 

Naufrage

C’est une avenue en Novembre, dans la langueur de l’aube. L’automne succombe. Un vent mauvais vient froisser les feuilles safranées des arbres alentours. La brume s’effiloche dans les rayons de l’aurore.  

Sur le trottoir, un édifice dont les pierres vont à la rencontre des siècles, se dresse. Au milieu de la façade, les passants gravissent l’âpre escalier qui se déverse sur le bitume. L’écho de leurs murmures s’emprisonne dans les voûtes majestueuses du hall d’entrée.  

Bientôt c’est une porte qu’il faut pousser, et qui s’ouvre sur une assemblée attentive et silencieuse. C’est ici que tout se joue. En ces murs qui recueillent les décombres de l’existence, et dont la noirceur humaine côtoie sans demi-mesure la noblesse des âmes.   

A l’intérieur, une jeune femme se tient dans l’allée centrale. Les mains amarrées au pupitre de bois qui lui fait face. Sa robe ondoie à chacun de ses mouvements. A la clameur des mots qui transperce le silence, sa plaidoirie s’effile sur ses lèvres. Elle déclame, énonce, nuance. La virtuosité de son discours rend hommage à la finesse de son esprit.  

Lui se tient derrière une vitre de verre. Ses mains sont entravées à hauteur de ses entrailles. Silencieux. Enfermé en lui-même dans un chaos intérieur, c’est l’édifice d’une vie qui chavire. Ses émotions transpercent son visage crédule. Dans son infortune, son regard se crispe lorsque la vélocité des propos lui échappe.  

C’est un homme devant la justice, captif des mots de celle qui le défend.  

I.C.