Quatre travailleurs de l’humanitaire se dressent devant nous, racontant tour à tour un fragment de ce qu’ils ont vécu. Médecins, coordinateurs ou bénévoles, c’est à travers eux que nous vivons les scènes de guerre auxquelles ils ont assisté, dans des pays où ils ne sont que tolérés. Ils sauvent des vies pourtant. Ou essaient de le faire avec les moyens du bord. Presque rien souvent.
Avec leurs failles et leur abnégation à secourir ceux que des conflits armés ont réduits à la survie, ces portraits de soignants de l’impossible oscillent entre ce territoire, irracontable à leurs proches, et celui du possible, le nôtre, un monde occidental qui vit pour quelque temps encore loin du chaos. Dans la mesure de l’impossible, est un spectacle écrit et mis en scène par Tiago Rodrigues, à voir jusqu’au 14 octobre au théâtre de l’Odéon, à Paris.
Tiago Rodrigues, dramaturge et metteur en scène mondialement reconnu, a écrit cette pièce à partir d’entretiens avec des hommes et des femmes travaillant dans l’humanitaire. Il définit ainsi sa conception : « En entretien, la personne en face de nous sait que nous cherchons du matériau pour une pièce de théâtre et elle décide de nous le raconter de telle ou telle manière. Notre clef dramaturgique était le fait qu’on faisait une pièce sur des gens qui racontent des histoires, leur vie et le monde. C’est pour cette raison que je dis que ce n’est pas du théâtre documentaire, mais documenté. »
Sur la scène de l’atelier Berthier, une grande tente évoque des montagnes, dessine une forêt, se fait refuge ou hôpital de fortune. Présents sur ces terrains d’opérations, les personnages nous racontent une des histoires dont ils se souviennent, et soudain nous sommes là, en plein milieu de la jungle avec eux, tant leur récit, tantôt en anglais, en français ou en portugais nous saisit par leur vérité, leur singularité, surgissant de l’évocation sobre d’un décor à reconstituer. La grande force de ce spectacle est de réussir, par le biais de la médiation de ces travailleurs de l’impossible, à faire entendre des scènes de tragédies humaines sans pour autant que nous nous en sentions les voyeurs ou les témoins impuissants.
Dans le livret de présentation du spectacle, cette phrase de Susan Sontag, issue de « Devant la douleur des autres » (Bourgois, 2005), résonne de manière tout particulièrement familière, comme ce spectacle : « C’est parce qu’une guerre, n’importe quelle guerre, paraît impossible à arrêter que les gens perdent leur capacité à réagir à l’horreur. La compassion est une émotion instable, elle doit se traduire en action, faute de quoi elle s’étiole. Si le sentiment est qu’il n‘y a rien que « nous » puissions faire – mais qui est ce « nous » ?- et rien qu’ « ils » – mais qui « ils » ? – puissent faire non plus, alors l’ennui, le cynisme, l’apathie gagnent. Etre ému n’est pas nécessairement mieux (…). C’est la passivité qui émousse le sentiment (…). Mettre de côté la compassion que nous inspire les victimes de la guerre et des politiques meurtrières, pour entamer une réflexion sur l’idée que nos privilèges s’ancrent sur la carte même de cette souffrance et lui sont peut-être liés, tout comme la richesse de certains implique le dénuement des autres, est une tâche à laquelle les images douloureuses, émouvantes, ne font que donner l’impulsion initiale. »
Un spectacle envoûtant où la parole est pleinement entendue, et qui nous parle de nous-mêmes. Présenté dans le cadre du festival d’Automne, à découvrir au Théâtre de l’Odéon, Atelier Berthier.
Danièle Pétrès
avec Adrien Barazzone, Beatriz Brás, Baptiste Coustenoble, Natacha Koutchoumov et Gabriel Ferrandini (musicien)