Simon Grimaud
Je n’ai jamais apprécié la lecture des romans de la comtesse de Ségur, trop charmants, trop mièvres à mon goût. Et voilà, funeste journée, qu’en vidant ma chambre d’enfant, je retombe sur cette collection qu’une injonction maternelle avait essayé de m’imposer, gamin, pour calmer mes tourments.
Ce fut un échec total, je n’ai jamais su déceler de profondeur derrière l’espièglerie et l’innocence des mots de la comtesse.
« Après la pluie, le beau temps » avait-elle donné comme titre à l’un de ses écrits, je me rappelle avoir trouvé cela tellement fade que je n’avais pas pris la peine d’en lire une page. Pourtant, une simple inversion : « Après le beau temps, la pluie » aurait certainement réussi à éveiller ma curiosité de lecteur. Rempli de certitudes, Je n’avais pas fait l’effort à cette époque d’envisager qu’il s’agissait non pas d’une opposition, mais d’une simple erreur de positionnement dans une boucle temporelle.
Lourde conséquence au demeurant, puisque cette main tendue par ma mère, par le fil de la littérature enfantine, je n’ai jamais su ou voulu la saisir. Je m’en veux.
L’orage tourne autour de la maison sans vouloir éclater. Assis sur le lit de mon adolescence, je comprends la futilité de mes sentiments d’alors, et la stupide obstination que je mettais à toujours envisager la vie par le mauvais côté de la lunette. Aujourd’hui, je n’aspire qu’à du beau temps, j’ai eu ma dose de pluie. Bien sûr, il est trop tard pour changer les choses, pour inverser les paradigmes, maman n’est plus là.
Dans cette maison qui se vide de son histoire, j’ai un arrière-goût amer. Je suis pris d’une nausée soudaine, des frissons ou plus exactement des spasmes agitent mon corps. Il monte en moi une colère froide, un orage intérieur non maitrisé qui me submerge.
J’imagine mon frère, ma sœur, comme moi, dans leur chambre faisant le tri de leur passé, de ce qu’ils gardent, de ce qu’ils jettent. De ce qu’ils ont vécu surtout, en ces lieux que nous fréquentons pour la dernière fois. Face aux sacs poubelle je dois encore me positionner. Pendant longtemps j’avais été : « le fils de » une entité dont j’étais fier, mais qui faisait référence à la notoriété parentale, puis « le frère de » lorsque les ainés de ma fratrie avaient acquis leur quart d’heure de célébrité. Logiquement mon heure devait arriver, mais naturellement je suis devenu « le mari de », puis « le père de ». Encore et toujours cette impossibilité à trouver pas ma place dans la boucle du temps.
Voilà que l’on toque à ma porte, « Tu n’as pas commencé ? La benne doit partir dans une heure, allez dépêche-toi !» Comme un ordre à agir, une injonction à enfin entrer dans la danse, dehors l’orage éclate, dedans, le tonnerre résonne dans ma tête, et bientôt la pluie chaude va frapper la vitre de la fenêtre. Je perds toute notion de lucidité, voilà que je mets en sac tout ce qui passe à ma portée sans distinction ni de poubelles ni donc de destinations. La colère est mon moteur, la transpiration qui coule à grosses gouttes sur mon front, mon essence. Rien ne peut m’arrêter, la chaleur moite qui enveloppe la pièce au fur et à mesure qu’elle se vide, ne fait que décupler mon ardeur. Rien ne résiste à mon emportement, les posters de mes idoles sont arrachés sans le moindre remord, adieux Borg et taconcentration légendaire, ciao Le Che et ton utopie révolutionnaire, tous et tout au pilot. Les armoires se vident aussi vite que les étagères. Les cassettes audio de mes musiques préférées disparaissent tout autant que les VHS de mes films cultes.
Le lit n’a maintenant plus que sa structure métallique à m’offrir pour assise, il sera bientôt temps de partir et de laisser derrière moi cet espace dont je ne n’ai sans doute pas su profiter. Il ne m’en reste que des moments de solitudes, j’aurais voulu être ailleurs mais une force invisible m’oblige à rester, enfermé entre ces quatre murs, plaqué sous une chape de culpabilité, de renoncement et de facilité.
Les sacs tombent lourdement dans l’escalier et viennent s’écraser près de la porte d’entrée. La pièce est maintenant aussi nue qu’un nouveau-né, je peux y voir tous ses défauts, les tâches sur la moquette, les rayures sur le papier peint, les impacts directs ou indirects de mes coups de blues.
Dernier coup d’œil circulaire avant de fermer la porte de ce qui ne sera bientôt plus ma chambre, les larmes montent mais l’orage s’estompe, c’est fini. Sous le pied cassé du lit au fond à droite, un livre faisant office de cale attire mon attention, sans doute les restes d’une colère qu’il avait fallu cacher à mes parents. Je soulève difficilement l’ossature pour récupérer le livre dont les pages sont gravées à jamais de l’empreinte du poids de ma vie.
Moi, si bancal, moi, si indécis, moi, si colérique, je n’aurais eu de stabilité que grâce aux cent quatre-vingt-trois pages d’un livre pour enfant. Je souris en lisant le titre : « Mémoires d’un âne » j’envoie un baiser à ma mère dans ce ciel qui s’éclaircit, et je quitte la pièce.
S.G.