Il y a un mois, nous vous avons proposé d’écrire à partir de « La ville de vapeur » de Carlos Ruiz Zafón. Voici les textes de Julien Dutoit et Viviane Clément.
Julien Dutoit
Voyage
Quand je sortis, la trace de la jeune fille se perdait déjà sur le manteau blanc. Je la suivis dans le dédale de rues et d’édifices éventrés par les bombes et la misère jusqu’à la place de la Vieille Montagne, où j’eus à peine le temps de la voir monter dans un tramway qui remontait la rue de Morismanil. Je courus derrière le véhicule… Et par je ne sais quel hasard, je réussis à le rattraper, à y monter à l’arrêt suivant. Elle était assise dans un coin, le front appuyé contre la vitre, le menton dans sa paume droite. J’étais essoufflé, je restai debout sur la plate-forme, accroché à la main-courante. Elle semblait endormie mais quand un passager sonna, le tintement la fit sortir de son engourdissement, elle tourna la tête, croisa mon regard, puis reprit sa morne rêverie. Le tram se vida peu à peu, et je me retrouvai quasi seul avec elle dans ce véhicule qui continuait à rouler dans la ville aussi dévastée que l’étaient nos vies. Il stoppa, bloqué par un amas de gravats. Je m’approchai d’elle, la forçai à se lever, à quitter ce cocon où elle s’était réfugiée. Elle tituba, j’agrippai de mes doigts serrés son coude, comme faisait le roi avec la reine, et la guidai jusqu’à la porte. Elle trébucha sur les marches et il s’en fallut d’un rien qu’elle ne s’étalât de tout son long sur la chaussée jonchée des débris des bâtiments détruits. Nous avons marché dans le vent noir, de nombreuses heures, sans répit, sans dire un mot. Je l’ai portée, parfois, quand ses pieds lui faisaient mal. Nous avons passé le fleuve aux eaux boueuses. Nous avancions, incertains de l’avenir. L’air a perdu de son âcreté, les bruits sont devenus moins aigus. Nous avons vu un papillon. Nous n’étions plus très loin. Un deuxième papillon nous a frôlés. Nous y étions. C’était là. Dans cette maison biscornue, nous avions rendez-vous avec nous.
Viviane Clément
Rue des Miroitiers
La volée de marches qui conduisait au parvis de l’église baignait dans une ombre mouvante. L’air était imprégné d’humidité et l’odeur du fleuve grimpait au travers des ruelles et s’engouffrait ensuite dans la large rue des Miroitiers. Il avançait face à moi dans son pardessus bien coupé, un élégant chapeau posé sur son crâne, quelques livres sous le bras. À travers le brouillard je devinais son élégance et son aisance dans sa démarche et son maintien. Bien sûr mon imperméable élimé cachait un pull informe et mon chapeau avait connu des jours meilleurs. Nous nous sommes rencontrés exactement au numéro 7 devant un immeuble vieillot. Plus loin se trouvait un parc où quelques arbres apportaient un peu d’ombre les jours d’été. Je le savais parce que c’est là que j’avais passé la nuit. Allongé sur un banc j’essayais de comprendre comment j’avais pu en arriver là.
Pourquoi tous mes espoirs s’étaient délités dans le temps. Rien de ce que j’avais espéré ne s’était produit. Face à mon double je saisissais mes failles et mes faiblesses. Il était devenu ce que je rêvais d’être. C’était moi, fantasmé.
Comme le brouillard se désagrégeait en fines gouttelettes nous nous sommes abrités sous l’auvent du numéro 7. De près, ses traits étaient si semblables aux miens que je pensais me trouver devant un miroir. Il posa la main sur mon épaule avant de reprendre son chemin.
Il me semblait être le seul à paraître bouleversé par cette rencontre. Les commerçants installaient leurs miroirs dans les vitrines. Je courais dans la rue et mon reflet se projetait à l’infini alors que le soleil déchiquetait le brouillard et faisait briller les toits mouillés. J’arrivais bientôt sur la place. Un promeneur déambulait sous les arches et des gamins dévalaient les galets qui tapissaient le sol en riant. Il avait disparu.