Il y a 15 jours, nous vous avons proposé d’écrire à partir des photos de Vivian Maier évoquées dans le livre « Une femme en contre-jour » de Gaëlle Josse, sur la thématique que voit-on vu de dos ? Voici le texte de Liliane Vannier, Mo’, et André Cantor à partir de la photo de l’homme en short.
Mo’
Que se passe-t-il avec Willy ?
Après une semaine à soliloquer, il sort de sa torpeur, un sale goût dans la bouche, regarde par la fenêtre. Une très belle journée d’été, pour se balader.Il verse dans son café une rasade de whisky, met des socquettes, une chemise. Il enfile son veston froissé sur son caleçon, le sent flotter aux entournures. Il glisse son paquet de clopes dans sa poche, arrange son chapeau devant le minuscule miroir.
Quand il ouvre la porte il trouve agréable le courant d’air chaud sur ses maigres mollets.
Dans la rue, il se surprend à observer le monde. Les piétons le croisent, le barman remplit les verres, la fleuriste prépare un bouquet, le balayeur va droit au but, un mégot, un papier, “pardon monsieur,” avec l’accent, une vieille dame assise sur un banc remue les lèvres. Un homme en costume lui lance : “Eh, boy ! “, il se redresse, un doigt à son chapeau, heureux. Une envie de fumer le prend.
Il s’arrête. De ses doigts jaunis et tremblants il sort son paquet, coince une cigarette entre ses lèvres, fouille ses poches. Pas de briquet. Il regarde autour de lui, avise le bar en face, appelle le serveur, se précipite.
Il s’installe à la terrasse, demande du feu et un scotch. Une fourmi le picote le long de la cuisse. Il l’écrase d’une tape. A la table d’à côté une femme colle ses lèvres à une tasse de café et le mate. Il allonge ses jambes, allume sa cigarette, forme un O avec sa bouche. Trois ronds de fumée s’égarent en plein soleil vers les buildings.
Liliane Vannier
Jack
Où tu t’en vas, dis-moi, Jack,
T’as pris tes cliques et pas tes claques
tu confonds tout mon pauvre diable
ta raison vogue dans l’caniveau
c’est ça qu’tu cherches à Toronto ?
Sans ta mémoire c’est pas vivable
temps suspendu sans aucun âge
sous ton chapeau qu’est-ce qui surnage ?
Où tu t’en vas, dis-moi, Jack,
t’es pas monté dans l’bon métro
t’as même zappé le jean cargo
dans ton délire il fait trop chaud
tu courbes l’échine et dans ton dos
tu te fous bien de leurs ragots
Tes nuits sont courtes et les jours vides
comme dans tes poches ta peau aride
s’accroche aux riens que la vie sème
et tu marmonnes et tu blasphèmes
tu dis l’espoir il est en grève
et dans le cœur plus aucun rêves
Où tu t’en vas, dis-moi, Jack,
t’as tout perdu et ton sourire
figé plombé on le devine
sous la lumière il s’enracine
aussi fragile que tes vieux os
sous l’œil géant de Toronto.
André Cantor
Piscine ou nuggets ?
Bobby compte les quelques cents qu’il tient dans la paume de sa main. Cela devrait suffire pour entrer à la piscine, mais en restera-t-il assez pour acheter des nuggets ? Bobby a envie d’aller à la piscine, parce qu’il a chaud, très chaud. Le soleil tangente la verticale et réduit les ombres à de petites flaques. Quand il fait si chaud, l’esprit de Bobby se brouille. Il ne parvient plus à réfléchir. « N’oublie pas ton chapeau », lui disait sa maman avant de s’en aller dormir sous une grande pierre noire, le laissant tout seul et désorienté. Bobby sourit : il a pensé à sa maman, et donc à son chapeau. Elle serait contente et fière de lui.
Ce matin, Bobby avait décidé d’aller faire des courses pour s’acheter des nuggets. Mais il avait trop longtemps hésité en choisissant sa veste : la belle verte à rayures ou la vieille beige râpée ? Le temps de se décider, la température était montée et Bobby avait finalement décidé d’aller se rafraîchir à la piscine.
C’est pourquoi Bobby se retrouve sur le trottoir, à mi-chemin du supermarket et de la swimming pool, coincé entre le costume et le maillot de bain, il est là, propulsé par ses envies, rattrapé par le réel, perdu au milieu d’un temps sans repères. Dos voûté, mollets de coq et poches déformées, Bobby hésite. Alors, piscine ou nuggets ?
