Chaque mois, un animateur d’Aleph-Écriture nous parle du livre qui l’a captivé dans cette rentrée. Cette semaine, Arlette Mondon-Neycensas nous parle du Voyage dans l’Est, qui vient de se voir décerner le Prix Médicis 2021.
J’ai lu au mois d’août le livre de Christine Angot, avant qu’aucun commentaire critique ne soit paru dans les médias. Lectrice de Christine Angot j’ai toujours pris son écriture au sérieux, quitte à me faire bousculer. Peut-être parce-que durant de nombreuses années j’ai travaillé avec de jeunes victimes d’inceste. Je me suis souvent interrogée sur la transgression de cette loi universelle qui interdit l’union d’un père avec sa fille ou d’une mère avec son fils, ce qui constitue le fondement de notre civilisation. Cette transgression continue à être irreprésentable. Ce n’est pas par hasard si Œdipe a été le seul à déchiffrer l’énigme de la Sphinge comme s’il était l’unique dépositaire d’un savoir insu de lui même, qui l’a propulsé malgré lui dans la pire des tragédies.
Le voyage dans l’Est reprend ce que l’autrice a écrit et décrit durant ces vingt dernières années. Dans cette recherche obstinée elle arrive à nouer la succession d’évènements, de lieux, de traumatismes vécus : la relation perverse que son père lui inflige, la sidération de la mère qui ne peut que s’exprimer par le désordre soudain de son corps, la soumission aveugle envers cet homme qu’elle hait et admire, la découverte du silence de tous ceux qui savaient, et ils étaient nombreux : la mère, la demi-sœur, l’amant qui profitera sexuellement du désarroi de l’adolescente ; plus tard le mari qui ne dira rien quand il entendra le lit dans lequel la jeune femme est allée rejoindre son père, grincer. Personne pour lui dire « nous ne voulons pas ça pour toi ». L’adolescente, la femme abandonnée de tous s’est retrouvée condamnée à solliciter son père en l’implorant d’avoir « une relation de père à fille normale. » Le père lui disait bien vouloir consentir à sa demande. Cependant chaque fois la jeune femme allait se jeter dans la gueule du loup, comme un appel jamais entendu, prise au piège du silence de tous.
Christine Angot ne souhaite pas que ce récit soit lu comme un témoignage, en effet grâce à son travail sur la langue elle parvient à trouver le mot juste pour obtenir une écriture aussi précise qu’épurée.
C’est par un travail de répétition, d’ajustement que Christine Angot ordonne le chaos dans lequel elle a été jetée, elle n’est plus l’objet des autres, mais elle devient sujet de son histoire
C’est par un travail de répétition, d’ajustement que Christine Angot ordonne le chaos dans lequel elle a été jetée, elle n’est plus l’objet des autres, mais elle devient sujet de son histoire… Rien ne dit que l’autrice ne reviendra pas sur d’autres silences qui sauront faire résonner chez le lecteur comment le franchissement de cet interdit propulse celui ou celle qui en est victime dans une confusion de sa filiation. Interrogée par une journaliste dont elle juge les questions obscènes, Christine rétorque « L’inceste c’est une mise en esclavage. Ça détricote les rapports sociaux, le langage… vous ne savez plus qui vous êtes, lui, c’est qui, c’est votre père ? Votre compagnon ? Votre amant ? Celui de votre mère, le père de votre sœur ? … C’est un bannissement l’inceste. C’est un déclassement à l’intérieur de la famille, qui se décline ensuite dans la société, avec une même logique qui se répand. »
La singularité de l’écriture de Voyage dans l’Est résonne avec la singularité de son histoire et nous rappelle qu’il n’existe aucune réponse toute faite pour ceux ou celles qui ont rencontré la négation de cette loi silencieuse, comme préalable nécessaire à la structuration de la société humaine.
L’acuité du regard de Christine Angot dévoile cette part obscure d’inhumanité cachée dans la nature humaine, et, dans un même mouvement elle nous révèle sa propre humanité.
A.M-N.
Arlette Mondon-Neycensas a travaillé dans le champ médico-social et a animé des ateliers d’écriture auprès d’adolescents en rupture sociale.
Elle conduit à Aleph des ateliers par e-mail, en présentiel, des Ateliers Ouverts en librairie à Bordeaux et à Bergerac. Elle animera du 15 novembre au 14 février 2022 le stage par e-mail: « Nouvelle à chute« .
