Ecrire à partir de « Impossible » d’Erri de Luca

Pour ce sixième rendez-vous de L’Inventoire sur notre plateforme, Alain André vous propose d’écrire à partir de Impossible, d’Erri de Luca (Gallimard, 2020).  
Envoyez-nous vos textes sur Teams (un feuillet standard ou 1500 signes maxi) jusqu’au 27 avril 2021 ! Vous pourrez y découvrir les textes des autres participants et échanger avec eux ! Une sélection sera ensuite publiée sur l’Inventoire.

Si vous avez déjà participé au précédent atelier, vous êtes déjà invité, sinon inscrivez-vous dès maintenant ici: Bulletin d’inscription sur la plateforme de l’Inventoire. Nous vous remercions d’envoyer uniquement des fichiers Word ou odt, caractère 12, Times, en mentionnant sur le titre du fichier votre nom et le titre de votre texte.

Extrait

« Question. Reprenons du début de votre journée. Vous ne reconnaissez pas la personne de la photo que je vous ai montrée.

Réponse. Je ne la reconnais pas, j’oublie les visages, à plus forte raison des années plus tard. Je ne pourrai que répéter ce que j’ai déjà dit.

— Ce n’est pas sûr, vous pouvez ajouter quelque chose que vous n’avez pas dit avant.

— Peut-être, mais il ne s’agit pas d’une conversation entre deux voyageurs dans un train. Je suis interrogé par un magistrat. Vous décidez des sujets, mais moi je décide si j’ai envie de livrer ou non un souvenir.

— Je comprends. Je vous demande tout de même de revenir sur votre journée. Je me réveille tôt, vers 5 heures. J’attends 7 heures pour descendre dans la salle à manger et prendre mon petit déjeuner. Je remonte dans ma chambre, je me lave les dents, je sors, je prends ma voiture et je me dirige vers la montagne que j’ai décidé d’escalader. Je cherche des endroits difficiles, en dehors des sentiers battus, pour me sentir à l’écart du monde. Ce jour-là, j’ai choisi la vire de Bandiarac, en Val Badia. C’est un endroit escarpé et dangereux.

J’ai laissé ma voiture et j’ai emprunté le sentier obligatoire qui monte de la Capanna Alpina au col de Locia. À 7h30, il n’y a encore personne. J’ai été étonné de voir quelqu’un plus haut qui me précédait.

— Un homme ?

— Oui, un homme. On peut avoir un curieux comportement en montagne. Si l’on sent quelqu’un derrière soi qui grimpe plus vite, on accélère pour ne pas se faire dépasser. C’est enfantin, mais fréquent. Il est évident que si l’autre est plus rapide, on sera rattrapé. Celui qui est devant force l’allure et devra bientôt ralentir ou s’arrêter pour reprendre son souffle. Il y a ceux qui font semblant de lacer leur chaussure, de regarder le panorama, de prendre une photo. S’il s’agit d’un couple, alors j’entends l’homme qui invite la femme à monter plus vite. Il le dit à haute voix, il tient à me faire savoir que, lui, grimperait beaucoup plus rapidement.

Quand c’est moi qui tombe sur quelqu’un de plus rapide, je ralentis et je lui cède le passage. Je n’aime pas avoir quelqu’un dans mon dos.

— Vous voyez ? Cette remarque ne figurait pas dans votre précédent compte-rendu. La présence de quelqu’un dans votre dos vous dérange. Vous préférez être derrière, suivre. C’est intéressant, continuez.»

Proposition d’écriture
  • Contexte

Le narrateur d’Impossible est un alpiniste, parti en montagne pour éprouver la solitude dans la nature et se confronter à l’inattendu qui en résulte.

L’inattendu, cette fois, c’est qu’il a été précédé par un autre alpiniste, qui a chuté dans le vide en passant un sentier escarpé des Dolomites. Il donne l’alerte mais ensuite, il apparaît que les deux alpinistes ne sont pas des inconnus l’un pour l’autre. Quarante ans plus tôt, ils faisaient partie du même groupe révolutionnaire. Le premier, celui qui est tombé, avait livré le second et dénoncé tous ses anciens camarades à la police. Le magistrat chargé de l’affaire se demande donc assez logiquement si on a affaire à une véritable coïncidence : à un accident, à un suicide ou à un assassinat ?

Le roman reconstitue l’échange entre le magistrat et l’accusé, un vieil homme appartenant à « la génération la plus poursuivie en justice de l’histoire d’Italie ». L’interrogatoire parfois se fait dialogue et engage alors une réflexion sur l’engagement, la justice, la vérité, l’amitié, la trahison et la fidélité à des personnes ou à des valeurs.

Le magistrat (en France c’est un procureur), explore son hypothèse, qui est celle d’un assassinat ; à défaut, il doit pouvoir exclure qu’il ait pu y avoir rencontre intentionnelle. Le prévenu aurait prémédité le meurtre de la victime, qui l’a livré autrefois à la justice en même temps que ses camarades. L’interrogatoire évolue subtilement. Il y a les circonstances factuelles mais, pour les déterminer, le procureur sonde le prévenu sur ses attitudes par rapport au risque, à la peur et aux coïncidences.

  • Thème

Le thème du roman d’Erri de Luca est donc celui de la confrontation au cours d’une sorte d’interrogatoire. Pour vous, celui-ci pourra avoir lieu au palais de justice, dans une famille, dans un couple, à l’intérieur d’un groupe de militants ou même de malfrats, etc. : la gamme des possibilités est vaste.

  • Consignes

– Commencez par imaginer un délit que vous auriez commis. Que vous soyez accusé à tort ou à raison n’est pas le problème. Par exemple, au cours d’une manifestation de rue, vous avez renvoyé un pavé ou une grenade et on vous a vu le faire avant de vous embarquer. Ou bien vous avez hébergé un migrant en situation irrégulière, ou lui avez fait passer la frontière. Ou au contraire vous l’avez tabassé un peu sauvagement, en oubliant le portable d’une gamine qui vous a filmé. Ou bien vous êtes sorti après le couvre-feu, en portant un masque qui n’est pas aux normes AFNOR. Faites une liste, réfléchissez, imaginez, choisissez.

– Écrivez l’interrogatoire. Il s’agit d’un récit qui intègre des passages dialogués, ou d’un dialogue strict, de sourds ou pas, impossible ou pas, réaliste ou pas.  C’est peut-être un interrogatoire bref et unique, ou le premier d’une série, comme dans Impossible. À un moment ou à un autre, l’auteur du délit affirmera les valeurs qui sont les siennes et l’ont poussé à commettre son délit ; et le magistrat bien sûr peut réagir.

– Le texte fera un feuillet standard (1500 signes ou « caractères espaces compris »). Envoyez-nous le.

Lecture
  • L’auteur

Erri de Luca est né en 1950, dans le quartier populaire de Montedidio, à Naples, où l’on a relogé sa famille après la guerre. Enfant, il parle napolitain avec sa mère et italien avec son père. Étudiant à Rome, il change son prénom de Harry (venu d’une grand-mère d’origine américaine) pour « Erri » et s’engage dans le mouvement d’extrême-gauche Lotta Continua, puis se fait embaucher en 1978 à la Fiat de Turin, où il travaille jusqu’à l’échec politique du mouvement en 1980, avant de mener une vie solitaire d’ouvrier itinérant.

C’est un homme engagé. Il y a eu Lotta Continua et donc la participation à la lutte politique, de l’âge de 19 à 39 ans. Il y a eu la guerre en Bosnie-Herzégovine, dans les années 90, pendant laquelle il conduisait des camions de convois humanitaires destinés à la population. Il y a eu l’épisode NO TAV, ce mouvement opposé à la construction de la ligne à grande vitesse Lyon-Turin : De Luca a été accusé d’incitation au sabotage par la société responsable des travaux, ce qui a conduit à un procès en 2015 : le parquet demandait huit mois de prison ferme, il a finalement été relaxé.

Il est aujourd’hui proche du mouvement alter-mondialiste. Dans La parole contraire, (Gallimard, 2015), essai écrit après sa comparution au tribunal pour avoir soutenu le mouvement NO TAV, il explique avoir été « métamorphosé » par la lecture d’Hommage à la Catalogne, de George Orwell (sur la guerre d’Espagne) : « La littérature », écrit-il, agit sur les fibres nerveuses de celui qui a la chance de vivre la rencontre entre un livre et sa propre vie. Ce sont des rendez-vous qu’on ne peut fixer ni recommander aux autres. La surprise face au mélange soudain de ses propres jours avec les pages d’un livre appartient à chaque lecteur » (p.12).

C’est aussi un alpiniste chevronné, qui a parcouru au Népal les massifs de l’Annapurna et du Dhaulagiri, aventure qu’il évoque dans Sur la trace de Nives (Gallimard, 2006).

  • L’œuvre

Son premier manuscrit a été traduit aux Éditions Verdier puis, sous le titre Pas ici, pas maintenant, par Rivages (1989, 1994). C’était, déjà, le récit d’une enfance napolitaine. De lui, nous connaissons surtout des récits et romans : Alcide, arc-en-ciel (Rivages, 1994), Tu, mio (Rivages, 1998) et les suivants, parus chez Gallimard, comme Trois chevaux (2000), Montedidio (prix Fémina étranger 2002), Le contraire de un (2003), Sur la trace de Nives (Gallimard, 2006), Le jour avant le bonheur (Gallimard, 2010), Le poids du papillon (2011), Les poissons ne ferment pas les yeux (2013) ; Le tort du soldat (Gallimard, 2014), Histoire d’Irène (2015), La nature exposée (2017), Le Tour de l’oie (2019).

Tout, dans les textes d’Erri de Luca, est taillé à même le bois, pas un mot de trop, pas un coup qui dérape, celui qui tient l’outil sait s’en servir. Sa langue, remarquable d’économie, son ouverture aux langues et l’ampleur de sa réflexion en font l’un des grands auteurs européens de notre temps.

Il a aussi écrit du théâtre (notamment Le dernier voyage de Sindbad (2003 et Gallimard, 2016), ce qui s’entend dans Impossible ; fait paraître plusieurs essais issus de sa fréquentation de la Bible, notamment Un nuage comme tapis (Rivages, 1994) , et d’autres : Noyau d’olive, Comme une langue au palais, Au nom de la mère ; et des textes d’intervention, comme La parole contraire (Gallimard, 2015). On peut penser qu’Impossible est en partie un écho de cette affaire, qui explicite la façon dont son passé de militant, et son amour de la nature, l’ont conduit à se montrer solidaire de ce mouvement.

-Thème du roman Impossible

Le premier chapitre se termine par la mise en examen du prévenu. Il est suivi par deux lettres d’amour du prévenu, devenu prisonnier, à sa compagne.; ces lettres rythment la suite du récit, où elles alternent avec les interrogatoires. L’interrogatoire suivant revient sur le passé : comment le « collaborateur de justice », repenti devenu indic, a dénoncé ses camarades ; comment le prévenu réfute le terme pour parler de « traître », d’abjuration, de reniement encouragé par des avantages matériels, ce qui lui permet de se faire qualifier « d’irréductible » et « d’irrécupérable » par le magistrat. Le prévenu récuse ces accusations, surtout de la part d’un homme trop jeune pour avoir assisté aux événements, de même qu’il récuse l’avocat commis d’office qu’on lui a attribué. Le magistrat s’obstine : « Que vous vous soyez trouvés là tous les deux par hasard est tellement improbable que cela en devient impossible » (p.42).

Impossible peut rappeler au lecteur d’autres ouvrages, comme L’Aveu, ce livre d’Arthur London (Gallimard, 1968 et 1970) scénarisé par Jorge Semprun : l’histoire d’un procès sans justice fait à un dirigeant communiste tchèque au moment des purges staliniennes ; ou L’Inquisitoire, un roman de Robert Pinget (Minuit, 1962), écrit par l’auteur après des années de stérilité littéraire complète, dont l’incipit est : « Oui ou non répondez ». Cette injonction est adressée à un ancien domestique à moitié sourd, qui a servi longtemps au château de Broy, dont l’intendant se trouve avoir disparu. Si un jour vous êtes en panne d’écriture, en tout cas, vous pourrez vous souvenir de L’Inquisitoire et commencer à écrire quelque chose à partir de : « oui ou non répondez ».

  • Mon point de vue sur le roman

La suite de l’histoire propose d’autres confrontations, sur la justice (à l’époque des « années de plomb », des personnes qui avaient hébergé une nuit un militant clandestin ont pu être condamnées à la prison à vie), sur la fidélité à soi, sur l’amitié, sur la vérité, sur les fictions que chacun reconstruit à partir du passé, sur la dissymétrie entre les deux personnages qui n’échangent pas dans un salon, sur les valeurs au bout du compte.

Vers la fin du roman, le prévenu écrit une fois encore à son amour, alors qu’il attend de savoir s’il est condamné ou acquitté, et il dit ceci de sa confrontation avec le magistrat :

« Je lui ai parlé du sentiment de la fraternité. Elle est avec la liberté et l’égalité dans la devise de la Révolution française, mais elle est différente. On se bat pour obtenir ou défendre une liberté, une égalité. Pour la fraternité, on ne peut pas.

Qu’est-elle donc alors ? C’est le sentiment qui réunit les fibres d’une communauté, en renforce l’union et produit l’énergie nécessaire afin de se battre pour l’égalité et la liberté. La fraternité est un sentiment politique par excellence. Elle n’exclut personne. Un manifeste du peuple kurde dit que la victoire ne dépend pas du nombre d’ennemis tués, mais du nombre de ceux qui se sont ralliés. L’ennemi aussi peut faire partie de la fraternité.

Mais aucun programme ne peut la construire, si elle ne se produit pas toute seule.

Le communisme est une fraternité. Quand il la perd, il cesse immédiatement et se change en hiérarchies et en nouveaux privilèges » (p.160-161).

C’est un langage devenu fort inhabituel, voire incompréhensible pour beaucoup, en ce début de XXIème siècle. Si on y est peu sensible, on pourra apprécier le jeu typographique auquel se livre ce roman : script pour l’interrogatoire, italique pour les lettres, et romain pour le court récit de la fin.

 

Alain André est l’auteur de romans, de fictions brèves et d’essais consacrés à l’écriture et aux ateliers. Il a pris l’initiative de créer Aleph-Écriture en 1985 et vit à La Rochelle. Il y conduit des ateliers en présentiel ou sur Teams : ateliers ponctuels consacrés à des parutions récentes, stages, modules de la « Formation générale à l’écriture littéraire », cycle consacré au chantiers d’écriture longue et, à Royan, une résidence consacrée aux chantiers des participants. Son dernier essai (Devenir écrivain, Leduc.s) a été réédité en février 2018, augmenté d’un dossier de Nathalie Hegron consacré à l’autoédition numérique.