Orientable « C’est dans le dictionnaire » et Olivier Martial « Tragédie scolaire »

Il y a trois semaines, Céline De-Saër a vous proposé d’écrire à partir de Fille de Camille Laurens sur notre plateforme. Voici deux des 8 textes choisis par notre comité de lecture. Voir la sélection complète ici.
Orientable

C’est dans le dictionnaire

Tu dis à ta mère « à l’école, Nathalie a eu ses règles ». La salle-de-bain te semble le lieu idéal pour aborder le sujet. Tu attends une explication au mystère. Enfin tu vas savoir ce que les autres filles ont l’air de savoir et que tu ne sais pas. Parce que toi, au mot  « règles », dans le dictionnaire, tu as trouvé  « menstrues » et tu étais bien avancée. Mais elle te répond « Nathalie est une jeune fille maintenant ». Le dictionnaire et ta mère  ont des limites que le corps n’a pas. N’as-tu pas honte d’être née fille ?  Il existe des mots qui ne sont pas faits pour les filles. Qui ne sont faits que pour les filles. Qu’on ne dit pas ou qu’on prononce très vite, tout bas.  Quand les hommes n’écoutent pas. Ou qui font rire, comme quand ton frère dit « La voisine a une belle chatte », et que toi, tu voudrais disparaître.

Tu rougis maintenant quand ton père fait des gragrattes sur le venventre du chienchien qui d’ailleurs est une chienne. « Hou, elle aime bien ça ! », il dit en regardant l’animal se tortiller dans tous les sens. Et toi, tu ressens la honte,  comme si c’était toi qui étais nue sous ses yeux. Sous leurs yeux. Offerte à tous. Parce que tu es une fille. Alors, mentalement, tu fais la liste de tous ces mots qui te font rougir d’être qui tu es : chatte, lèvres, poils, minou, il y en a tant.

Et quand viendra ton tour et que la sage-femme te dira « c’est une fille », auras-tu effacé les mots de ton dictionnaire de la honte ?

Olivier Martial

Tragédie scolaire

– Arrête de pleurer Vincent.

– Mais maîtresse, je ne savais pas quoi faire…Je ne voulais pas le perdre ! C’est injuste ! J’adore ce chevalier. Son blason est bleu et noir et la robe blanche de son destrier brille. Je l’ai acheté avec mes sous chez le marchand de journaux. Il était cher, douze francs et cinquante centimes.

-Mais il ne fallait pas l’amener à l’école.

-Mais j’étais persuadé de ne pas le perdre. A dix pas, impossible de le faire tomber en lançant une bille. Alors quand j’en ai vu une percuter ma figurine et la faire tomber, j’en croyais pas mes yeux. Et c’était son premier coup en plus ! Vraiment, j’ai pas de chance…La bille a directement frappé le cheval. Selon les règles,  j’ai perdu, c’est vrai… Alors j’ai menti. J’ai dit que la bille avait rebondi sur le mur avant de toucher mon chevalier. Et comme on n’avait pas autorisé le rebond, ça ne comptait pas. Mais j’étais prêt à ne pas empocher la bille, c’était gentil de ma part. Sauf que ça n’est pas passé. On m’a traité de menteur ! Alors j’ai pris la figurine et j’ai couru le plus vite possible entre les enfants qui jouaient. Je ne voulais pas lui donner. Voilà. Pendant toute la récréation, je me suis fait poursuivre, alors oui, à la fin, j’ai pas fait attention et j’ai marché sur le parterre de jonquilles.

-C’était si difficile que ça de donner ta figurine ? Tu as perdu.

-Oui, j’ai perdu mais je ne pouvais pas lui donner quand même.

-Pourquoi ?

-Parce que… C’est une fille.