Il y a trois semaines, Arlette Mondon-Neycensas vous a proposé d’écrire à partir de Yoga d’Emmanuel Carrère (P.O.L. 2020) sur notre plateforme Teams. Voici deux des textes choisis par notre comité de lecture. Voir la sélection complète ici.
Sophie Duvergier
Sur la ligne de départ
Le matin, il partait tôt. Le soir, il rentrait tard. Le samedi, il travaillait encore… Le dimanche, c’était messe, gigot et robes blanches. Après, le gigot, il partait vite à l’aérodrome. Moi, je faisais la sieste puis vite mes devoirs. Quelquefois, il m’emmenait avec lui voler dans son avion, comme un père partage sa passion avec son garçon. J’étais Sa fille, sa fille aînée. Sa grande ; la grande soeur, celle qui suivait tandis que la petite restait. J’avais dix ans. Il m’emmenait. Pour l’heure, moi, je sentais que c’était ça le bonheur… Et lui ?Je ne l’ai pas vu venir, il est parti. Il est parti sans un cri, ni écrit. Sur la ligne de départ, je ne l’ai pas vu revenir. Il est parti sans mémoire. Non, je ne suis pas allée le chercher. Il a lâché ma main. Il a oublié de m’emmener. Il a oublié mes quinze ans puis mes vingt ans. Désormais, je suis estampillée. Je suis celle qui attend sans attendre. Je suis celle que l’on oublie. Je suis celle que l’on abandonne. Je suis celle qui n’a pas de larme. Je suis celle qui a toute sa vie, même punie. Je suis celle qui suit sa vie, même si, il faut tout quitter pour ne pas être abandonnée. Àla recherche d’un équilibre, je me suis réchauffée dans un confort glacé, là où le vent m’a emmenée. Un automne, il ne l’a pas vu venir, il a tourbillonné comme une feuille morte emberlificoté dans son avion jouet. Je suis celle que l’on a oublié. Je suis, pourtant, la continuité… Le matin, je pars tôt. Le soir, je rentre…
Myriam Péreira de Passos
Fragilité de la Vie
Je raccroche hébétée.
Je repasse ces mots en boucle dans ma tête.
Je les égrène, un à un.
Ils deviennent le chapelet de ma douleur.
À chaque pensée, un voile noir s’abat encore plus sur ma vie.
Tout me paraît soudain irréel … hors du temps.
Plus rien n’a d’importance. Ni le passé, ni le présent. Encore moins le futur.
Je ne vois plus rien autour de moi. Ni les gens, ni le mobilier. Je me lève. J’étouffe. Je dois sortir. Je dois partir. Je sens une douleur violente m’enserrer la gorge, m’écraser ma poitrine.
Une fois dehors, j’ai l’impression que les immeubles vont s’écrouler, que le ciel va me tomber dessus. Je croise les passants et je pense fataliste : « Eux aussi vont mourir un jour ». J’ai mal. Si mal … Je vois la Grande Faucheuse partout. Pourquoi maintenant ? Pourquoi si vite !
Des larmes naissent et bordent mes paupières. Une ondulation prête à devenir rivière. Je la retiens. Cela ne se fait pas d’éclater en sanglots au milieu de la rue. Je marche. Je marche. J’arpente les rues. J’ai rendez-vous avec Camille.
J’ai l’impression que les horloges se sont arrêtées. Je n’entends plus le pouls de la vie …
C’est un cauchemar. Je voudrais me réveiller, mais rien n’y fait.
Deux heures après, mon cœur meurtri est un peu plus endolori. « La vie continue » paraît-il.
Je sens la chaleur du soleil sur ma peau. Il me fait du bien. Je reçois les sourires sur les visages comme des instants de gratitude. J’écoute Keith Jarrett.
« La vie continue » … Je l’appelle pour lui dire « Je t’aime ».