Emmanuelle Lebée
« Mon cher confrère,
Je vous adresse M. Bégard, patient dont le cas me semble relever de votre compétence. Je vous prie, etc. »
Coralie leva les yeux et examina le petit homme assis sur le bord de sa chaise, tortillant son chapeau gris.
– Je vous écoute.
– Voilà, Docteur. Voyez-vous, je suis veuf depuis maintenant quelques années. Dix ans, je crois. À peu près, en tout cas. Environ, vous voyez ?
Coralie soupira intérieurement.
– Oui, bien sûr.
– J’habite donc seul depuis tout ce temps dans le même immeuble, au 4ème étage.
Donc, depuis tout ce temps, je connais de vue tous mes voisins. C’est bonjour, bonsoir. Je soulève mon chapeau, j’incline la tête. C’est tout. Pas plus, pas moins. Enfin, je salue ceux que j’ai rencontrés dans les réunions de copropriété. Les autres, je ne les connais pas, je me contente donc de les croiser.
Le chignon de Coralie se faisait lourd sur sa nuque. Dix consultations, cet après-midi, sur les pathologies du sommeil.
– Et donc ?
– Bon, je ne les connais pas, mes voisins, mais je les remarque tout de même… Eh bien, j’ai vu, il y a quelques mois, une dame emménager au 3ème, juste en dessous de chez moi, vous voyez ?
Hochement de tête.
– N’est-ce pas ? Une dame discrète, à peu près mon âge. Vivant seule certainement, pas de bruit, un seul nom sur la boîte aux lettres. Peut-être veuve, comme moi. Enfin, je ne sais pas, puisque je ne la connais pas. En fait, c’est peut-être une locataire. Mais, réservée, tranquille, quoi. Vous comprenez ?
Coralie ramassa sur le bureau une épingle à cheveux et la planta dans son chignon qui menaçait de s’écrouler. Elle comprenait.
– Bon. Voilà, j’arrive à ce qui me soucie. Je me couche tôt. 22 heures 30, j’éteins, je m’endors jusqu’au lendemain 7 heures. Top chrono, je m’endors, top chrono, je me réveille. Pas de rêve. Pas que je me souvienne, en tout cas. Bref, (Coralie leva mentalement les yeux au ciel) côté sommeil, tout va bien.
Le matin, je fais ma toilette, je m’habille, je prends mon café en écoutant la radio. Vous voyez ? Tranquillement. Et puis, tous les jours à 8 heures, je mets mon manteau, mon chapeau, et je sors pour aller travailler. Tous les jours, sauf le samedi et le dimanche, ça va de soi. Enfin bref, je sors de l’appartement à 8 heures et je descends par l’escalier, un peu d’exercice, c’est bon pour la santé, n’est-ce pas, Docteur ?
Coralie griffonnait son ordonnancier.
– Bon, ce matin-là, j’avais bien dormi. Comme de juste, à huit heures, je ferme la porte de mon appartement et je commence à descendre l’escalier. J’arrive sur le palier du 3ème étage. Comme tous les jours, la voisine- Mme Créqui, elle s’appelle-ferme la porte de son appartement. Puisque je ne la connais pas, comme je vous l’ai dit, je ne la salue pas. Enfin, si nos regards se croisent, je fais juste un signe de tête.
Et, soudain, ce matin-là, après mon signe de tête, Mme Créqui donc, se précipite sur moi comme une furie, docteur, et me gifle ! Mme Créqui, une voisine si tranquille. Vous pensez ! J’étais choqué, comme de juste !
Bon, sur le moment, j’ai rien dit, enfin, j’ai poussé un cri, j’ai mis la main sur ma joue, et puis, vu l’heure, je suis allé au bureau.
Bon, le soir, ma décision était prise. Même si je ne la connais pas, Mme Créqui, j’ai bien le droit de savoir pourquoi elle m’a giflé. N’est-ce pas ?
Coralie se redressa.
– En effet.
– Bon, j’ai sonné à sa porte. Elle m’a ouvert et, dès qu’elle m’a aperçu, elle a voulu la fermer. Là, j’ai vu rouge. Je lui ai donc dit : « Mme Créqui, pourquoi m’avez-vous giflé ? ». Elle a crié « Vous êtes un goujat, un malotru ! ». Bref, je vous la fais courte, Docteur, après bien des façons et des manières, elle m’a dit qu’à minuit, je suis descendu en tenue de nuit, que j’ai sonné à sa porte pour lui demander un somnifère- moi qui dors si bien, un somnifère! -et que je l’ai séduite ! Moi, un homme si tranquille ! Je ne la croyais pas, alors elle m’a montré la plaquette de somnifère et le verre d’eau et même ma robe de chambre… Bref, j’ai paniqué, il y a de quoi, n’est-ce pas ? Je me suis précipité chez mon médecin et il m’a donné ce mot pour vous.
Docteur, est-ce que je suis fou ?
Coralie cessa de tapoter son chignon :
– Je vous rassure, Monsieur. Il s’agit probablement d’une activité sexuelle parasomniaque. Votre cas est classique, en somme.
Au coup de sonnette, Mme Créqui ouvrit la porte et contempla son voisin qui tortillait son chapeau.
– Je voulais vous expliquer, pour l’autre soir. J’ai eu peur de ce que vous m’avez dit, alors, j’ai vu le docteur, à l’hôpital. Une spécialiste, à ce qu’on m’a dit. Elle m’a rassuré, il paraît que c’est classique, juste une crise de somnambulisme. Enfin, une sorte de maladie du sommeil, vous comprenez ?
Le faible sourire de Mme Créqui s’était défait. La porte claqua et le petit homme, la main sur sa joue brûlante, remonta l’escalier d’un pas méditatif.