Nathalie Esteban
La première chose que je peux vous dire c’est qu’on habitait au quatrième étage de La Goélette, un immeuble de standing de la banlieue toulousaine, doté d’un ascenseur parlant. Un immeuble est une forme d’aménagement urbain moderne qui assure des fonctions résidentielles. En cela, La Goélette remplissait son rôle. Tous les appartements étaient occupés.
Ce jour-là comme souvent, Maman avait la tête ailleurs et elle fit tomber son trousseau de clés dans la cage d’ascenseur. Nous montions évidemment et lorsque la porte s’ouvrit, les clés furent happées par l’interstice nous séparant du palier et disparurent dans le ventre de la bête. On s’était déjà trouvé fermés dehors mais jamais de la sorte, il faut dire que Maman n’aime pas la routine. Elle s’affaira à passer des coups de fil pour qu’on nous porte secours car nous n’avions pas que ça à faire le tour du pâté de maison qui plus est dans le froid et la nuit parce que c’était l’hiver. Il était trop tôt pour que Papa rapplique. Évidemment. Nous eûmes donc le choix entre appeler Papi ou nous réfugier chez la Voisine. Maman a toujours eu du mal à prendre des décisions ce qui fait que nous nous retrouvâmes chez la Voisine à attendre Papi. Une voisine c’est quelqu’un qui habite près de chez vous, la nôtre vivait en face. Elle n’eut pas l’air surpris de nous voir débarquer.
— Tu veux que je lui mette la télé ?
— Non merci, on ne la regarde pas chez nous et le psychologue a dit pas d’écrans pour le petit.
La Voisine a le tutoiement facile parce qu’elle connaît tout le monde ou bien c’est parce qu’elle tutoie facilement qu’elle connaît si bien les gens. Dans son appartement surchauffé, nous prîmes place sur son canapé en cuir beige, un de ces canapés scandinaves intelligents, dont j’actionnais sans fin les commandes ce qui embarrassa Maman. Nul doute que pour la Voisine j’étais mal élevé mais comme elle est très gentille, elle se tut. Elle s’assit dans son fauteuil, alluma la télévision et fit défiler les chaînes, s’arrêtant sur celle qui diffusait en continu des informations continues dont elle coupa le son.
— Il n’y a pas de dessins animés chez la voisine, fanfaronna-t-elle en me fixant de ses yeux ronds et moqueurs. Deux minuscules billes d’onyx qui, sans l’étrange lueur qu’elles dégageaient, auraient pu disparaître au fond de son visage.
Qu’importe, il y avait les poissons rouges et j’observai leur ronde dans l’aquarium juste à côté. La Voisine, plongée dans des réflexions aussi abyssales que la cage d’ascenseur, nous dévisageait en silence. Un silence gênant que Maman rompit maladroitement.
— Il fait nuit tôt maintenant. Avec le froid en plus. Sinon le chien va bien ?
Retraitée, la Voisine vivait seule avec le Chien. Il faut dire qu’elle pesait son poids alors pour se décharger de sa peine évidemment elle s’était affublée d’un chienchien. Il lui servait d’alibi pour hanter chaque recoin de La Goélette où il était impossible de ne pas la croiser, déambulant au même rythme que le vieux yorkshire. D’une oreille distraite elle écoutait Maman, de l’autre le présentateur muet. Au bas de l’écran, le bandeau déroulant évoquait une histoire d’enlèvement d’enfant. Régulièrement elle me jetait des regards compatissants. Elle avait souvent pitié de moi et n’hésitait pas à nous dépanner pour bien faire sentir à Maman qu’elle n’était pas à la hauteur, évidemment elle avait le cœur sur la main. Je m’étais bien amusé ce soir-là avec le petit boitier, persuadé de téléguider, en même temps que l’assise du canapé, les Findus dans le bocal. Il fallait se dépêcher avant qu’ils ne finissent attrapés panés poêlés car je sais bien qu’on mange des animaux morts d’ailleurs je n’y vois pas d’inconvénient or il faut bien qu’ils viennent de quelque part les poissons. Ceux de la Voisine me fascinaient. Ils ouvraient grand leur bouche à la surface de l’eau et l’espace d’un instant, je crus voir l’un d’eux engamer les clés de Maman.
Quand Papi arriva, tout le monde fut soulagé sauf moi, trop triste de rendre la télécommande et quitter les petites bêtes promises à l’industrie du surgelé. Il était venu comme un sauveteur dans son bleu de travail avec tout le matériel à savoir un fil et un aimant parce qu’il n’avait pas le double des clés évidemment, qu’il avait introduits avec une dextérité de prestidigitateur dans l’antre de l’ascenseur, repêchant le trousseau englouti et le remontant à la surface avec un air triomphal. Une fois l’appartement réintégré, Maman lui offrit un verre d’eau.
— Qu’est-ce qu’on ferait sans vous ?
Puis elle le mit dehors parce qu’elle n’avait pas le temps. Ce fut ma dernière soirée en tête à tête avec elle.
Le lendemain nous reçûmes la visite de l’assistante sociale qui refusa d’avaler cette histoire de père absent et de clés aspirées par l’ascenseur. Je sortis de l’enfance par la porte d’entrée, jetant un dernier regard à l’œilleton de celle de la Voisine parce que c’était de notoriété publique qu’elle était toujours derrière à zieuter. Évidemment.