Il y a 3 semaines, Arlette Mondon-Neycensas vous a proposé d’écrire à partir de l’ouvrage de Jeanne Benameur L’exil n’a pas d’ombre (Bruno Doucey, 2019). Nous vous remercions de l’intérêt que vous avez porté à cette proposition puisque nous avons reçu 50 textes ! Nous en avons choisi 17, qui paraissent pour les mettre en valeur, en 3 posts. Merci à tous, et très bonne semaine!
Dorothée Chaoui–Derieux
Dans ce train qui
Dans ce train qui
m’emporte je
passe les portes l’une après
l’autre.
Juste
l’envie d’en finir avec
le passé le désir d’aller
toujours
de l’avant.
J’arrive
en bout de rame, pour
une fois
pas de larmes.
Je repars à
l’endroit à l’envers
en sens inverse
peu m’importe. Dans ce train
qui toujours ne cesse
d’avancer d’avaler
des kilomètres
d’engloutir
le passé par rails interposés.
C’est le seul
moyen que j’ai trouvé pour
ne pas reculer en faisant
marche arrière.
La magie du chemin
de fer qui me permet
de toujours fuir
m’en aller.
L’homme est assis dans le compartiment.
Depuis le début du voyage il voit cette femme qui ne cesse
de parcourir le train dans un sens
puis
dans l’autre.
Comme s’il suivait une partie de tennis au ralenti.
Il l’accompagne du regard, tourne la tête à droite
puis
à gauche.
Espérant secrètement que jamais
elle ne termine sa course
dans le filet d’un compartiment autre
ou ne franchisse les lignes d’un court
dont il mesure sans peine l’étendue du désamour.
D.C.
Kham-Lhane Phu
Attention mes chaussons
Mes chers chaussons attention
Je dois faire attention
Cailloux graviers assurez
Ne pas glisser
Ne pas tomber
Dors dors mon tout petit
Mon tout mon mien
Je te tiens dans mes bras
Endors-toi rendors-toi
Je marche à petit pas
Détends ta tête tes mains tes doigts
Je te pare je te paravent
Je glisse d’ombre en ombre
Dans mes bras en cerceau
Dans mes bras en berceau
Ni souffle de vent ni rayon de lune qui te frissonne
Qui te chiffonne
Lilas chèvrefeuille buisson bosquet banc
Je m’assois
Lilas tilleul églantines épines
Dame blanche homme le dimanche
mon bras me pique ont piqué m’ont piquée
Mais ne crains rien je te moufle
Ta peau douce ta peau mousse
Lilas chèvrefeuille buisson bosquet
Tourne en rond
Je tourne en rond
Banc je m’assois
À côté de moi au bout du banc un étranger
Mais restons là nous
nous deux toi et moi
Toi mon petit roi mon petit moi
Ma tête baissée sur tes yeux fermés
Mes mains closes sur toi qui repose
Pourquoi m’as tu laissée délaissée abandonnée
Où es-tu? Où es-tu allé ?
L’homme est assis de l’autre côté du banc.
Il la regarde du coin de l’oeil. Il la regarde avec attention, avec affection, avec émotion.
Il ne bouge pas, respire à peine. Il ne veut pas l’effaroucher, la troubler, la faire fuir.
Il la voit si calme enfin, si paisible enfin. Avec ses bras en anneau qui embrassent le ciel, la terre, le vide, l’absence. Il l’entend, tête baissée, regard mi-clos, qui murmure.
Quand l’infirmière s’approche, l’appelle, elle lève enfin son regard clair et sourit.
Ici, elle vit.
KL P
Christine Clamens
J’ai posé mon doigt sur la mappemonde punaisée au mur de la cuisine
Je veux me défaire du plein
Je veux de la lande, du froid, du manque
Je veux me manquer à moi-même,
Je veux m’oublier,
Oublier de penser
Oblivion
Je veux du blanc ou du noir ou du vague
de la vague
du ressac qui obnubile l’oreille
Je ne veux plus de murs
Je ne veux plus non plus d’arbres
Je ne veux plus personne
J’ai erré toujours
J’ai tant marché que mes jambes ne savent plus rester au repos.
Que mes jambes se transforment en queue de sirène !
Mon doigt s’est posé sur une miette noire noyée dans l’océan
Le bout de mon index a recouvert des milliers de miles marins
et une chiure de mouche : mon rocher
Elle part, il le sait. Pour que rien ne l’arrête, elle a coupé les ponts avec amis, famille et lui. Elle n’a plus répondu au téléphone et n’a plus ouvert sa porte. Il a pressenti et l’a vue prendre le taxi. Il a su où elle allait : elle avait tant de fois touché la mappemonde à l’endroit de cette île presqu’inexistante qu’un trou s’y était formé…
II ne peut rien faire d’autre que de lui adresser un dernier sourire à travers la vitre de la salle d’attente où elle est assise. Absente.
CC
J. Maurisse
À June,
Je chavire
chute libre
dans un vide-labyrinthe
je m’enfonce
dans un magma nébuleux
rien
à quoi
me
rac
cro
cher
je sombre
dans l’absence de moi,
de tout
sur mon manège
c’est le monde autour qui tourne
absent
dans ma tête un flash… cette voix… ?
je tombe, je tombe,
chute libre
je ne sais plus rien, ne connais rien
sauf l’instant, vague, fugace
et le monde tourne
vague après vague
(je suis ?)
l’enfant sans mémoire de moi
Il s’approche, lui prend la main, doucement, la caresse.
Ses yeux cherchent les siens.
Il veut lui dire qu’il est là, comme tous les jours,
mais il ne voit qu’un regard froid, égaré, dans le vide.
Les mots qu’il murmure se perdent dans cette chambre blanche. Dans le vide. Son vide.
Ces mains
qui me serrent
ça fait mal
ce visage
étranger ? familier ?
cet homme… mon fils ? papa ?
je sombre
Dans ces mains qui se tiennent, des souvenirs, des images, une histoire. Une vie. Il pensait que tout cela ne finirait jamais.
Pas comme ça ! Pas elle !
Il ne peut pas croire qu’elle l’ait oublié, lui aussi.
Mais la peau se souvient, elle. La peau ne peut pas ne pas se souvenir. Ni la chair, au-dedans. Il serre ses mains dans les siennes, plus fort.
Il voudrait la rattraper, la sauver de l’oubli, la ramener à lui.
« C’est moi. Tu me reconnais, n’est-ce pas ? »
Son sourire… c’est pour lui, c’est à lui ! … Par intermittence.
Il restera, avec elle,
jusqu’à la fin.
J. M.
Christine Lumineau
À chaque avancée,
je dépose
des cailloux de chagrin,
libère
des cris emmurés.
Qui décide
du corps, de l’être,
du vivant
du mort ?
Je m’épuise
à penser
le nous à jamais perdu.
J’arpente les allées,
traverse,
bifurque,
reviens sur mes pas.
Dans mes indécisions,
qu’est devenu le je ?
Froissé, brisé, noué,
égaré, broyé,
exsangue,
aveugle.
À chaque avancée,
toujours,
cailloux de chagrin,
cris emmurés.
Combien faudra-t-il
de temps pour les déplier ?
Il vient là chaque jour. Qu’il bruine, pleuve, gèle, brûle. Il a hurlé l’attente jusqu’à perdre la voix ; à bout de force, il a cessé de la contrer, a abandonné. Elle est devenue son alliée. Désormais, l’homme aime l’attente dans l’imprévu et le surgissement qui la sous-tendent. À travers les couleurs saisonnières, il scrute les riens, le temps qui s’étire, lit les nuages, s’exile de mots inventés, crée des récifs de lumière, escalade la vie.
Ce jour de septembre, il voit près d’un bosquet une femme virevolter, vaciller. Sa présence brouille ciel et terre. Il aimerait l’envelopper de son regard libre, l’enlacer de ses bras sauvages, la tenir debout immobile.
Est-ce qu’un regard peut immobiliser ?
C.L.
Christiane Leydet
Patience(s)
Déserter la chambre et penser,
je n’y reviendrai pas mais n’y laisse rien,
cette force gagnée,
départ après départ,
je la garde en moi,
sous mes paupières nues,
et quand le givre m’éblouit,
ce matin par exemple,
j’y vois plus clair, figurez-vous.
Je vivais, je rêvais,
aujourd’hui,
il me semble que c’est même musique,
cela dépend du vent, peut-être,
mais pas de différence majeure.
J’habite à présent les rues, les jardins,
j’habite les pas que je fais,
j’habite du dedans,
et me retire en me recueillant.
Mes jambes me portent,
mes bras me soutiennent,
et mes yeux impatients dérobent sans fin la nuit au repos.
Lui – immobile, mutique – demeure au bord du toit, et son souffle, parfois, le signale aux passants. Accoudé aux derniers mots partagés, l’air de rien, patient comme l’automne, il observe les rues, les jardins, se redresse quand le sol vibre et s’ouvre, car il sait qu’elle approche – elle sans boussole – lui gardien entêté de l’aiguille aimantée.
Ils vivent en même temps, voyez-vous, même si pas ensemble – quand lui revient l’écho de leurs mains multipliées pour dire non, en dépit des heures lentes, qui déplacent et délacent et menacent, croit-il, le vieux pacte sableux. Qu’importe, il se secoue. Dormir n’est pas de mise – ni mourir.
Car c’est à présent affaire d’éternité molle, ce rendez-vous promis dont il est le gardien, abyssal estran qui va et vient et les unit, qui va et vient et les sépare, à l’endroit où le temps, à mots ensevelis, articule inlassablement son attente.
C.L.